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Frôlement sur l’épaule. Je lève le bras. Les filets d’air se divisent, contournent et enveloppent mon bras pour se reformer plus loin. Les larges feuilles du mûrier platane s’agitent. Dans le jardin, bercée par le balancement du hamac, je goûte cet instant de calme et capte des bribes de perception.
Flo & So dans la pataugeoire avec Arthur qui babille. Les voix changent de timbre près de l’eau, plus aigus et toniques.
Il doit être 18h. J’entends « la Toune », la tourterelle de mes voisins, qui se manifeste en fin de journée.
Le bruissement du vent dans les branches des arbres me parvient par vagues successives : le souffle léger prend de la vigueur puis s’estompe, silencieux. La vague suivante arrive, presqu’à l’identique cependant différente de la précédente. Je pense à la série « Ombres & Lumières » de panneaux textiles.
Le couple d’hirondelles, venu nicher sous le toit de la grange, s’occupe activement de sa progéniture. Je suis attendrie et attentive au cours de chant. Je distingue la mélodie des parents de celle, plus hésitante, des oisillons. Fascinant !
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« Allons ma petite chérie, tu rêvasses ? A toi de jouer »
La pendule sonne une demi-heure. J’aime le battement régulier du balancier que j’associe à ma grand-mère. Je suis assise à la table ronde du séjour. La pièce, de « style provençal », réunit la comtoise, le coffre à pains, l’abat-jour posé sur un guéridon, la table et ses chaises. Elle sent bon la cire d’abeille que j’associe à mes vacances chez Mamy Jeanne.
Je suis seule avec ma grand-mère que j’aime tendrement.
Nous jouons aux cartes, invariablement au rami ou au huit américain, appris quand j’étais petite. C’est le moment où je passe en revue son visage que je trouve si attachant. Elle a un grand front, un regard vif traversant ses grosses lunettes, un grand nez bossu, une toute petite bouche qu’elle maquille de rouge le matin et après-déjeuner. Je me demande l’utilité de ce rouge dont il reste peu de chose en un rien de temps. Le rouge file le long des sillons autour de sa bouche. Drôle d’étoile dans son visage !
Sa petite coquetterie, le parfum qu’elle vaporise sur ses poignets au coucher, qui fait partie d’elle, que je reconnais entre tous, « l’Air Du Temps » de Nina Ricci.
Mamy est ma référence, un guide, un modèle. A 20 ans, j’admire sa force de caractère, ses capacités d’adaptation et son goût sans faille pour la vie. Ses atouts lui ont permis de surmonter un chemin entravé d’aspérités et d’obstacles plus ou moins douloureux, tout en restant ancrée dans ce qui lui est essentiel, une famille unie et curieuse de tout. Veuve à 30 ans, trois enfants en bas-âge, elle les a élevés seule grâce à son métier d’institutrice. Quinze ans plus tard, le petit appartement loué à Bizerte est bombardé et réduit en ruines. Heureuse d’être encore en vie avec ses trois filles, elle quitte la Tunisie pour un point de chute à Grenoble. Dans les bagages, son père et un rescapé, le séjour de « style provençal ».
3
A cet instant, je prends conscience que les cycles, les battements du temps, le rythme, participent à mon goût pour la vie. J’aime l’inattendu et adopte volontiers les chemins de traverse qui pointent vers une découverte d’autres environnements, culturels ou spatiaux.
Ma famille, toujours au centre de mes préoccupations, m’a fait naître et grandir. Merci. Je lui en suis reconnaissante. Les rôles ont basculé au fil des ans. Fêtes de Noël et événements familiaux déplacés chez nous. Ces dernières années, maman est devenue « ma fille ». Révélation, acceptation du cycle inéluctable de la vie. Réflexions sur l’évolution des relations au cours d’une vie, sur la circularité des rôles. Pas facile !
Précieux liens d’amitié. Ils sont le piment qui me déloge de la routine : livres échangés, randonnées, musique, repas élaborés ou pique-nique, tout est prétexte à se retrouver, pour le plaisir de refaire le monde.
Je m’aperçois que je suis particulièrement réceptive à tous les rythmes. Ils m’imprègnent, ils me font vibrer : piano classique, clavier dans un groupe de rock, élève dans un groupe de danse de flamenco.
Partager la danse ou la musique me fait approcher l’intangible, l’immatériel, l’indicible. Sentiment d’être un élément d’un organisme vivant qui a sa propre vie et qui agrège, en continu, les rajustements de chacun aux autres pour un résultat imprévisible, unique.
L’écoute et l’attention de chacun à ce qu’on réalise ensemble dans l’instant et dans la dynamique sont jubilatoires. Aucun mot pour décrire ce ressenti.
4
Au mouillage en Corse. Depuis le pont arrière du catamaran je me laisse glisser dans l’eau cristalline et nage jusqu’à la plage de sable clair. Jaime sentir la mer résister puis coopérer pour me faire avancer. L’eau redevient calme.
Elle a le goût du sel qui me rappelle le mois de vacances, petite, chez ma grand-mère paternelle, en Méditerranée. L’autre mois se passait à Grenoble, chez Mamy Jeanne.
Je joue sur la plage avec mon petit-fils Louis. Nous construisons un « méga château de sable ».
Les vaguelettes nous lèchent les pieds. Une vague plus vigoureuse nous surprend et détruit en un instant notre terrain de jeu. Louis tape des pieds sur les traces de l’écume, dans le sable mouillé, pour exprimer sa colère contre cette « méchante vague ». Je prends Louis dans mes bras et le berce en lui fredonnant la mélodie de « La petite cantate » de Barbara, sa chanson.
Nous sommes interrompus par des bruissements dans les fourrés. Le bruit enfle. Débarque sur la plage un troupeau de vaches. Louis a peur, oublie la vague, s’accroche à mon cou et me serre très fort. Il se détend quand le troupeau disparaît derrière la dune, laissant derrière lui des effluves d’étable.
Sur le petit visage lisse et rond de Louis, les larmes ont laissé des traces blanches, salées.
Je pense à ma grand-mère. Je suis fière des sillons qui creusent mon visage.
« Allez grand-mère, viens faire la course avec moi jusqu’au rocher ».
Brigitte DANIEL ALLEGRO
Castelnau d’Estrétefonds, le 11 août 2020