Laissez parler les p’tits papiers

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« Qualification idéale pour personnes créatives adorant jouer avec les textiles! Vous développerez les connaissances théoriques et les savoir-faire utiles pour une carrière dans le secteur du textile. ». Ces mots, imprimés sur ce p’tit bout de papier ramassé dans un musée du textile, m’interpellent.

Je n’en crois pas mes yeux.

Depuis trois ans je cherche une formation alliant beaux-arts et tissus, pour le seul plaisir de créer des panneaux textiles avec mes doigts, mes mains. Ce p’tit papier recèle-t’il la pépite recherchée ? Je relis le texte à haute voix, prenant mon mari à partie.et téléphone depuis la voiture, sur le trajet de retour à la maison.

« Isabel’s speaking ! » Dans ma confusion, je n’ai pas remarqué que j’appelais en Angleterre, un dimanche. Isabel dévoile la formation « City&Guilds » qui s’impose depuis le Moyen-Âge chez nos voisins anglais. Prisée par les artisans et les artistes, elle est reconnue dans le monde professionnel du textile. Je n’envisage pas de changer de profession mais le contenu de cette formation correspond tellement à ce que je recherchais !

Mon mari hausse les épaules.

« Pas pour toi ! Tu ne vas pas changer de boulot à 45 ans. ».

Isabel poursuit le lever du voile. Les bases du design (couleur, forme, ligne, texture, volume) s’acquièrent à partir de sources d’inspiration historiques et contemporaines et par l’exploration d’environnements familiers ou inconnus. Les cinq réalisations (décor intérieur, accessoire de mode, tenture murale, objet en 3D, projet personnel libre) permettent d’appliquer les connaissances tout en jouant sur le contraste, l’équilibre, les proportions,etc. Deux ans sont requis. Cest long ! Si seulement c’était compatible avec ma vie professionnelle.

Isabel devance ma question. Pour les personnes en activité, elle a reformaté les cours hebdomadaires en six semaines en pension complète avec la tutrice, à 600€ la semaine. Le travail personnel se poursuit chez soi, à son rythme.

Je n’en crois pas mes oreilles, cela devient envisageable!

« Trois semaines sur cinq de congés, d’autant que les enfants apprécient les vacances entre copains. » Mon mari hoche la tête.

Trop tard, le mirage me séduit déjà.

Isabel poursuit. La deuxième partie, l’accompagnement artistique personnalisé, demande trois ans de plus et aboutit à un chef-d’œuvre évalué par une équipe d’artistes internationaux. S’il est retenu pour l’exposition internationale de Birmingham, c’est l’opportunité de s’engager dans une aventure.

J’adhère pas à pas aux paroles d’Isabel et rejette le clignotant qui m’alerte sur la phase cruciale du programme dans lequel je suis impliquée. L’A380, symbole de défis pour nous, ingénieurs, pompe toute notre énergie depuis des années. Je ne peux pas laisser tomber mon équipe de 150 personnes en France, mes homologues européens, mes collègues. Nous devons nous serrer les coudes, préparer les essais en vol, les exploiter. Cela signifie qu’il n’y aura plus de week-ends dans cette phase de mise au point.

Mon mari se retourne vers moi.

« Tu es ingénieur. Tu ne peux t’absenter pour des chiffons.

Tu sais que le programme est hyper tendu. De toute façon, tu ne seras jamais artiste. »

Moi, de réputation souple et posée, qui accepte les missions de « pompier » dans mon entreprise, sans jamais compter mes heures, je me surprends rebelle à 45 ans.

«Eh bien justement ! Parlons des loisirs peau de chagrin, des astreintes du WE, joignable mêmeen vacances : il n’y a plus plus de vie hors des avions. Par ailleurs, les enfants me le reprochent trop. J’ai besoin d’avoir une bulle d’oxygène, à moi.»

Mon ego, révolté, m’a donné le sursaut suffisant pour faire taire mon cerveau raisonnable.

Isabel en vient aux dates d’inscription. Il reste une place dans la session d’octobre.

Ma décision est prise, je m’inscris.

Le lundi, au service du personnel je demande un congé pour convenance personnelle. Mon RH ouvre grand ses yeux. « Pas vous, Ariane. Pas maintenant ! Est-ce que quelque chose ne va pas ? »

Stupeur, incompréhension de mon entourage, collègues, amis, famille. Personne ne saisit mon audace, personne ne peut imaginer ce pas de côté pour explorer un autre chemin, moi la « matheuse, la bête à concours, la raisonnable que l’on consulte pour donner son avis sur tout et surtout n’importe quoi !».

Je tiens bon.

J’ignorais que ce p’tit papier bouleverserait ma vie.

En octobre, je bascule dans un autre monde. Regard interrogateur de mon entourage. Je persiste.Trois ans plus tard, j’accroche « Peau sur Peau » à Birmingham.

Que de rencontres improbables d’artistes! Que d’amitiés originales et fidèles !

Le langage du fil, les gestes ancestraux de broderies ou de teinture ont mis en lumière d’autres clés de communication. Le rapport au temps, rythmé par des gestes a repris une valeur humaine, mémorisée dans les objets. Les liens tissés avec des personnes, en laissant les fils s’exprimer, font goûter à l’universalité de l’art.

Les broderies Yi en Chine, livre ouvert sur ce peuple, pour qui sait décoder les méandres des fils.

Les indiens Kuna du Panama, d’apparence masculine, avec une sensibilité féminine, sont appréciés pour leurs Mola. C’est fascinant de superposer des couches de tissus, de les creuser pour les faire réapparaître sous forme de créatures imaginaires. Métaphore de la couche supérieure, côté superficiel de la vie, avec la dernière, la plus profonde, la plus intime voire spirituelle.

Quels préceptes de vie!

Ma rencontre avec Michèle Odeyé-Finzi, anthropologue partageant l’univers des Dogon du Mali, a été l’occasion de discussions passionnantes où elle raconte ce peuple, ses coutumes, sa cosmogonie, ce qui « nourrit le sens, les sens, continûment à l’œuvre de tous vers tous, de tout vers tout. » [Extrait de son livre « dogon doumbo doumbo »]

« Laissez parler les p’tits papiers, à l’occasion papier chiffon »

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 7 août 2020

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