Le tout premier trio

Temps de lecture : 4 minutes

>>>

Atmosphère tamisée derrière le rideau de scène. Ce soir, un léger trouble me chahute, me taquine. Je n’y prête pas attention. Je suis dans les coulisses avec mon groupe de rock « SevenΦtender ». Notre formation, toute jeune, est ici pour son tout premier concert en public. Je ressens au fond de moi cette énergie si particulière et stimulante qui circule dans le groupe. Cette fois-ci elle est étrange, singulière, différente de celle des répétitions. Je suis incapable de la décrire. Est-ce la pénombre et l’écran entre nous et la salle qui décuplent mon attention au moindre bruit ? Je distingue nettement les craquements du plancher et des bruits grinçants de chaises couvrant le brouhaha informe du public.

La balance a été faite dans l’après-midi. Les instruments de musique et les enceintes sont en place. Je perçois, aux clins d’œils, aux hochements de têtes, aux sourires niais échangés en silence dans le groupe, que l’entrée en scène approche. Au fond de la salle, la régie est prête. Les projecteurs s’allument. Le brouhaha du public s’estompe. Le silence occupe l’espace. Le trouble chahuteur devient de plus en plus oppressant. C’est bizarre. Je n’ai jamais ressenti cela. Je tente d’évacuer cette oppression en me concentrant sur le premier morceau du concert, « The show must go on » de Queen, où les deux claviers vont exceptionnellement tenir le tempo, seuls, pendant les huit premières mesures. Zut ! Cela ne passe pas. Ma vue se trouble. J’ai de plus en plus de mal à respirer. Mes oreilles bourdonnent puis plus rien. Je ferme les yeux. Défilent alors dans ma tête des souvenirs gravés au plus profond de ma mémoire.

Cela se passait dans mon école, j’avais tout juste quatre ans. Pendant les récréations je discernais, dans le brouhaha de la cour, des sons qui semblaient venir d’en haut, de l’étage réservé aux grands. Ces sons m’attiraient irrésistiblement.

Un jour, n’y tenant plus, je vais dans le hall des grands, emprunte leurs escaliers puis, arrivée à un palier, me dirige comme un automate vers ce son magnétique. Je franchis un porche et me retrouve dans une immense salle mystérieuse. Mes pas résonnent. Je m’immobilise. Mes yeux seuls bougent, appréhendent la salle d’un mouvement circulaire. A droite, des vitraux colorés. Au milieu une très longue table dont je ne vois pas le bout car j’arrive à peine à la hauteur du plateau. A gauche, une rangée de portes entrouvertes ou fermées, d’où s’échappent les sons qui me font signe, m’interpellent.

N’osant perturber la magie de ce lieu, je me dirige à pas feutrés vers ces sons et pousse la première porte. Une petite fille, juchée sur un tabouret, les jambes ballantes, s’amuse toute seule avec un énorme piano. Ses mains se baladent doucement, sautent, rebondissent sur le clavier et le piano lui répond avec des sons liés, doux, piqués, joyeux, espiègles. La petite fille ne m’entend ni ne me voit . Elle semble hors d’atteinte, dans sa bulle.

J’avance et pousse la deuxième porte. Un petit garçon et une dame jouent ensemble avec un autre piano. Mon cœur bat fort, très fort. Une émotion de bonheur me gagne, m’envahit. La dame m’aperçoit du coin de l’œil et s’arrête de jouer. D’ un geste de la main, elle m’invite à entrer dans la petite pièce. Je suis paralysée. Ai-je fait une bêtise en quittant la cour de récréation ? J’hésite à passer le seuil de la porte. Mais la dame a déjà tout compris et me rassure d’un large sourire. Elle m’installe sur un autre tabouret, à côté du petit garçon, et me laisse faire connaissance avec le piano. Vu d’en haut, le piano m’apparaît beau, majestueux et accueillant. Il me rassure grâce à son rythme régulier de barres blanches sur lequel reposent des bûchettes noires regroupées par paquets de trois

ou de deux. Mes petits doigts explorent sans timidité les touches noires comme les touches blanches, un doigt après l’autre. J’écoute, respire, m’imprègne de ces sons qui me font vibrer.

Certains me font penser à des petits oiseaux, d’autres à des gouttes de pluie, d’autres à un méchant loup. Dans ma tête, je me raconte l’histoire de « Pierre et le loup ». Quelque chose de magique se produit. Je ne me rends pas compte que le petit garçon m’a rejointe dans mes tâtonnements et imprime à mon jeu une pulsation, un rythme, auquel je me suis accordée. L’alchimie prend si bien que la dame ajoute, par touches subtiles, quelques harmonies et amène le trio improvisé vers d’autres rythmes. J’ai l’impression de n’être plus que sons, musique, air. Je suis légère. Je n’ai plus aucune notion de temps, de lieu ni même de qui je suis. Je prends confiance et m’aventure à jouer avec plusieurs doigts en même temps ; je fais glisser une main sur le clavier, dans un sens, dans l’autre puis écrase une main entière sur plusieurs notes et fais durer le son. Ce charme s’arrête brutalement au son de la cloche qui sonne la fin de la récréation.

C’était ma première improvisation en trio ; je ne le savais pas encore. Mais ce dont j’étais sûre, c’est que je comptais bien troquer mes récréations pour goûter à ce lieu enchanteur, envoûtant, hors du temps.

Je reviens tout doucement à moi en entendant les voix de mes amis. J’ouvre les yeux et réalise que le groupe « SevenΦtender » est au complet dans une petite salle derrière les coulisses. Que s’est-il passé ? Je ne saurai jamais pourquoi ce malaise est arrivé à ce moment-là. Je me sens beaucoup mieux et me relève. L’orage taquin qui me troublait est passé.

Le groupe entre en scène.

Chacun ajuste sa place.

Le concert démarre avec ses ingrédients de connu et d’inconnu qui en feront sa singularité.

Laisser un commentaire