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Gino sort du four les premiers pains de la journée. Il les couve d’un air satisfait : il tapote du bout des doigts la croûte qui résonne bien du son mat attendu. Il respire les arômes qui se dissipent avec force et douceur dans le fournil. Dans la famille, on est boulanger de père en fils.
Petit, Gino aimait jouer avec de la farine, fasciné par la vie qui naissait avec seulement de l’eau et du blé moulu. Hypnotisé par les bulles qui éclataient à la surface de ses mixtures il cherchait à communiquer avec cette vie balbutiante.
– Toi, je te mets au soleil et toi à l’ombre, disait-il, en déplaçant les petits pots de levain avec précaution. Ça te va si je ne te recouvre pas d’un linge aujourd’hui ?
Son père enfournait les pâtons qu’il façonnait et la famille prenait plaisir à les comparer en encourageant le futur boulanger dans ses expérimentations.
Gino scrutait inlassablement les réactions du levain. Quand il chantait, le pain s’en trouvait bien meilleur. Encore plus surprenant, le levain semblait s’accorder à ses chansons, poussait lentement sur du blues ou doublait rapidement de volume sur du reggae. Il en était arrivé à se demander si les bactéries qui composaient le levain ressentaient des émotions. De ses multiples essais, il en avait conclu qu’elles captaient sans aucun doute les vibrations des végétaux comme celles de l’air ambiant.
Gino a maintenant repris la boulangerie de son père. Infatigable dans son fournil, il respecte la vie singulière qu’il modèle de ses mains. Son intimité avec le levain s’est épanouie et il réalise des pains sur commande, aux notes acidulées, florales ou boisées. Il pétrit certes avec ses doigts mais aussi avec ses yeux, son odorat et son corps tout entier qui respire, danse et transmet son rythme vibratoire à la pâte. La pâte réagit, souple et exigeante : c’est elle qui a le mot de la fin, le mot parfois attendu, convenu ou alors le mot surprenant, déconcertant, saugrenu, étrange ou merveilleux.
Attentif aux formes et aux sons des bulles qui libèrent les arômes, Gino entre peu à peu en symbiose avec le levain. Il s’identifie au pain en puissance. C’est le moment où grâce aux chants et aux danses, Gino et le levain créent ensemble ce qui deviendra le pain recherché. Pour obtenir la note acidulée, Gino incarne et interprète la saveur qui fait saliver. Il la diffuse dans ses papilles, dans sa bouche, il la respire et imprime un rythme syncopé et ensoleillé de la couleur des citrons et des oranges. La note florale transporte Gino dans des champs de bleuets, de coquelicots et de cosmos multicolores qui lui murmurent des bruissements insolites, lui fredonnent des bouquets joyeux. Des parfums d’herbe et de terre titillent par surprise la danse aérienne de Gino qui se leste en piétinements bruns sur le sol du fournil.
Gino a pris femme et va devenir papa. Il se réjouit par avance de transmettre ses dons à son futur fils. Il danse et chante à ravir auprès de sa femme pendant les mois d’attente et de rêves ; son pain n’a jamais été aussi bon. Sa femme s’en régale et imagine elle aussi un futur Gino, en miniature. Surprise ! Elle met au monde une fille. La déception du départ a vite été gommée par les grâces du bébé. Gino redouble d’inspiration pour confectionner des pains spéciaux pour sa femme qui allaite le bébé. Il participe, à sa façon, à l’énergie dont se nourrit son enfant. La petite pousse à merveille. A 10 ans, elle a la finesse et le charme de sa mère et tout porte à faire croire à Gino qu’elle a hérité aussi de ses dons : elle est curieuse, écoute, sent et vit les choses, les sentiments, les émotions. Son corps souple s’accorde et joue avec les couleurs du ciel, les senteurs de la terre et les souffles du vent.
Gino serait comblé s’il avait un héritier pour reprendre, le moment venu, la boulangerie familiale. On est boulanger de père en fils et ce métier d’homme ne permet pas d’imaginer une place dans le fournil pour une fille, même pour sa fille unique. Il sait en effet qu’il n’aura pas d’autres enfants car sa femme avait failli perdre la vie et avait été opérée en urgence en mettant au monde la petite. Gino essayait de ne pas penser à sa succession.
C’est alors qu’un jour il surprend la petite dans le jardin, parlant avec animation, allant et venant entre le puits et le noyer. Il tend l’oreille : elle discute avec des petits pots de levain. Elle avait donc réussi à chaparder un peu de farine. Il se revoyait au même âge, fasciné par ses jeux de farine et d’eau. Quelle fierté pour Gino !
Il décide alors de lui ouvrir grand, très grand, les portes de son fournil et lui offre de fabriquer du pain, son premier pain à elle. La petite, prête depuis un moment déjà, se met à chanter d’instinct ce qui l’avait nourrie au sein de sa mère, et y mêle des danses, de l’eau et de la farine. Gino subjugué, se laisse porter par la magie sublime de la fabrication du levain et rejoint sa fille dans ce moment de transe inexprimable. Ils voyagent dans le levain, s’imprègnent des vibrations de l’air, de ses odeurs, de ses couleurs, de toute son énergie. Quand elle cesse de chanter, le pétrissage est abouti. La petite façonne son premier pâton qui lève à merveille. Elle couve la cuisson du pain. Quand elle le sort du four, elle le berce pour apaiser les épreuves torrides et rougeoyantes qui l’ont transformé.
Le soir, quand la famille goûte au pain, la petite demande à son père de partager le fournil avec lui.
Le gène du levain s’est imposé de lui-même, peu importe que l’on soit fille ou garçon.
le 17 janvier 2021