Dédale et Icare, un rêve en fusion

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Minos avait condamné à l’exil Dédale l’ingénieux, pour avoir favorisé les amours coupables de Pasiphaé, sa femme, avec le superbe taureau blanc sorti de la mer. Dédale purgeait sa peine sur une petite île, avec son inséparable fils Icare. Ce dernier était toujours curieux et admiratif des inventions de son père, comme celle du labyrinthe où il avait pu l’aider. Cette fois, Dédale l’ingénieux cherchait, sans succès, un moyen de s’évader de ce bagne.

Le père et le fils avaient fait plusieurs fois le tour de l’îlot. Côté couchant, une falaise noire, puissante, faisait barrage aux vents dominants ; côté levant, une plage de sable rose, nacrée de coquillages, brillait aux rayons du soleil. La mer turquoise allait et venait inlassablement, se fracassant en écume épaisse sur la falaise ou léchant, limpide, le sable doux. Ils avaient construit leur abri près de la plage, avec des branches souples de saules et d’amandiers. Ici et là des plantes épineuses, acanthes aux fleurs blanches et euphorbes jaunes, aux piquants de hérissons, égratignaient parfois leurs cuisses. Lors de leur exploration de l’île, ils avaient repéré quelques ruches ainsi que des plantes aromatiques comme le thym et la sauge. Ils se nourrissaient de miel, de poissons et de baies sauvages. Une multitude de tortues se baladaient entre mer et terre. Les hauteurs étaient le domaine des oiseaux, aigles, faucons et vautours. Dédale et Icare croisaient ailleurs, des flamants roses, des cigognes, des aigrettes ou des hérons.

Pendant qu’Icare pêchait, Dédale observait les oiseaux, leur envol, depuis une branche ou un rocher ; il se nourrissait de leurs acrobaties, goûtait, comme s’il y était, leurs façons de prendre de l’altitude, planer, plonger et se redresser. Il dégustait leurs ballets aériens, où chacun jouait son rôle.

Un jour, alors qu’il avait encore la tête levée vers le ciel, il eut une révélation et dit à son fils :

Si Minos nous ferme les chemins de la terre et des ondes, le ciel nous reste ouvert. Nous deviendrons des hommes-oiseaux pour retrouver notre liberté. J’ai enfin une idée pour mimer les oiseaux.

Tout le jour, de l’aurore au coucher du soleil, Dédale dessinait sur le sable des projets d’ailes. Il les effaçait, les balayait de la pointe de son pied et recommençait, certain qu’il trouverait la cambrure de l’aile. Un soir, au crépuscule, il ne retint plus qu’un seul dessin.

Le lendemain, Dédale commença à choisir chaque plume, jugea de sa forme, de sa courbure, de sa texture et de sa brillance.

Il les disposa en ordre régulier, de la plus petite à la plus grande. Enfin prêt pour la fabrication, il les assembla avec de la cire d’abeille.

Le jour du premier essai, il courut de plus en plus vite, pieds-nus sur le sable, et décolla.

Une émotion l’envahit. Plus léger que l’air, il s’élevait au-dessus de l’île qui paraissait un pur bijou d’obsidienne et de nacre. Le sol s’éloignait, Icare devenait aussi petit qu’un caillou. De plus haut, l’îlot s’assombrissait et rapetissait au milieu de la mer. Il repéra des éperons pointus, des écueils à fleur d’eau que la mer laissait entrevoir et, plus loin, une côte, la Grèce, la Sicile peut-être ?

Un oiseau, curieux, s’approcha. Puis un deuxième, puis un troisième. Ils l’escortèrent pour revenir sur l’îlot. Dédale l’ingénieux atterrit en douceur sur la plage. Icare, qui n’avait pas lâché du regard son père, l’assaillit de questions. Dédale n’avait aucun mot pour dire ce qu’il avait ressenti mais son corps, rayonnant, parlait pour lui.

Satisfait de ce premier essai, Dédale fabriqua une deuxième paire d’ailes pour son fils. Lors de leur dernière veillée sur l’îlot, Dédale fit mille recommandations à Icare.

– Tu me suivras tout le temps. Nous survolerons la mer pour atteindre une île habitée. Ne vole ni au ras des flots, pour ne pas alourdir tes plumes, ni trop haut, le soleil ferait fondre la cire de tes ailes.

Icare jura à son père tout, et bien plus, impatient de prendre part à cette aventure.

Au matin, Dédale ajusta les ailes de son fils puis les siennes. Il embrassa Icare et tout ému, décolla. Son fils décolla à sa suite et prit de l’altitude, lui aussi.

Voler comme un oiseau, quoi de plus excitant, de plus euphorisant !

La vue était grandiose : la mer avait des couleurs allant du bleu roi au turquoise. Les îles pointillaient la grande étendue marine. Ils traversèrent, fascinés, une nappe de brume, légère, fine, impalpable. L’air sifflait dans leurs oreilles. Dédale se retournait fréquemment pour surveiller Icare, qui resplendissait, divin.

Des oiseaux vinrent, curieux. Trois d’entre eux se mirent à jouer avec Icare : l’un passait devant lui puis ralentissait pour se laisser doubler par ce drôle d’oisillon maladroit, puis un autre oiseau reprenait le même manège. Le quatuor volait maintenant en formation, unis dans l’air et l’espace qui s’ouvrait à l’infini. Icare, grisé, était devenu oiseau. Il imitait de son mieux les figures de ses nouveaux compagnons de voyage : des piqués aux loopings, plus rien ne l’arrêtait. Il se concentra sur ces acrobaties tellement extraordinaires qu’il ne fit plus cas de son père.

Dédale admirait avec fierté cette étonnant ballet qui volait derrière lui.

La formation prit de la vitesse. Dédale vit son rejeton battre des ailes à un rythme effréné, déployant une énergie folle. Le quatuor doubla Dédale, monta en chandelle si vite et si haut que la flamme dévorante du soleil fit fondre les ailes d’Icare.

Les oiseaux tentèrent des boucles pour récupérer leur oisillon.

Pendant sa chute, Icare appelait son père qui lui répondait, impuissant.

Dédale vit son fils s’engloutir dans les flots.

Le cœur brisé, il se laissa planer.

Les airs l’ont porté, jours et nuits, et l’ont déposé en Sicile.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 26 mars 2022

Le dilemme de Mowgli

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Le viel ours Baloo continuait l’éducation de Mowgli. Après les codes de la Jungle, il abordait à présent l’évocation des Maîtres-Mots, ceux qui assuraient une protection auprès de chaque Peuple de la forêt.

Une fois, aventuré sur un sentier, par une nuit sans clair de Lune, Mowgli s’était perdu. Incapable de retrouver Baloo, il avait clamé au Peuple-Oiseaux les Maîtres-Mots : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et avait ajouté le cri du Vautour, comme il l’avait appris. En un instant, les Oiseaux vinrent à sa rencontre et le guidèrent jusqu’à Baloo, qui discutait, comme souvent, avec Bagheera.

Chaque fois que Mowgli avait utilisé ces Maîtres-Mots, ça avait marché !

Quelques lunes étaient passées. Mowgli se transformait. Sa voix devenait plus grave. Son corps se fortifiait. Ses muscles fermes lui permettaient de courir plus vite et plus longtemps, sans fatigue. Quand il se grattait le visage, il sentait pousser une fine moustache. Son caractère changeait. Il s’emportait, surtout contre Bagheera, sa mère d’adoption, sans trop savoir pourquoi. Lui, un rien provocateur autrefois, devenait cassant et rigide. Il le regrettait ensuite, mais c’était plus fort que lui.

Beaucoup d’idées tournoyaient dans sa tête. Pourquoi n’y a-t-il pas UN chef pour gouverner tous les Peuples? Je connais toutes les langues, les codes et les Maîtres-Mots de chacun. Alors, je pourrais être ce maître. Il en parla plusieurs fois à Bagheera. Tous ces Peuples, affirmait-elle, se respectent et vivent de coopérations mutuelles. Si quelqu’un vient à diriger la Jungle, il détruira notre équilibre. Il y aura des rivalités, des territoires bousculés, pillés, pour finir par une destruction complète de ce lieu de vie commun.

Mowgli n’était pas du tout convaincu. Il eut une idée. Et s’il prenait le contre-pied de quelques leçons? En changeant des Maîtres-Mots en Mots-Esclaves, arriverait-il à conquérir et à dominer quelques alliés ? Ensuite, il s’imposerait et serait promu tout naturellement LE chef ?

En cachette de Baloo et de Bagheera, il commença par le Peuple-Oiseaux. Il alla voir Jacot le Perroquet, et passèrent tous les deux une matinée à jouer. Mowgli flattait le bel oiseau aux couleurs vives et le récompensait de cacahuètes quand il gagnait. Il lui appris le premier Mot-Esclave : « Je suis le plus fort, rien ne m’arrête, le jour ! ». Tous deux, maintenant complices, allèrent sur la branche d’arbre où Mang, la chauve-souris, dormait paisiblement. Jacot voulait tester son premier Mot-Esclave et chanta à tue-tête, « Je suis le plus fort, rien ne m’arrête, le jour ! », jusqu’à ce que Mang sorte de sa torpeur, déploie ses ailes et se réveille.

– Qu’avez-vous ? Avez-vous oublié les Maîtres-Mots pour me réveiller en plein jour ?

Les deux larrons l’insultèrent et la traitèrent de feignasse.

– Tu dors encore à cette heure-ci, en plein midi ! Qu’as-tu fait la nuit dernière ? Tu n’aurais pas déniché par hasard de pauvres insectes qui dormaient … pour t’en régaler, vilaine !

– Mais je ne vous reconnais plus !

– On ne dira rien aux autres Peuples si tu nous promets ceci. Ils lui chuchotèrent un secret.

Mang, maintenant bien réveillée, tous ses sens en alerte, sentait monter en elle une puissance nouvelle. « Je suis la plus forte, rien ne m’arrête, la nuit ! » se répétait-elle, pour s’en convaincre.

Pendant ce temps, Bagheera avait remarqué que Mowgli prenait ses distances et la provoquait, les rares fois où ils se voyaient. L’adolescent allait jusqu’à critiquer l’éducation que Bagheera et Baloo lui avaient donnée. A d’autres moments, Bagheera l’entendait moduler sa voix. Elle ne comprenait pas les Nouveaux Mots qu’il prononçait mais elle avait bien retenu des sons comme : « Couché. Aux pieds. Bien, voilà ta récompense. Recommence. » Allongée sur une branche, en étirant ses pattes, elle observait ce jeune Homme qui regardait son image dans le miroir de la mare tout en faisant jouer ses muscles. Il changeait si vite, si brutalement.

Le jour où elle vit Baloo le vieil Ours se mettre à genoux, aux pieds de Mowgli, elle sauta d’un bond entre eux deux. Elle raconta alors le Peuple-Hommes, qui asservissait la Nature. Pire, les hommes rasaient des parties de Jungle, y plantaient de grands champs de manioc et capturaient, sans ménagement, des individus de chaque Peuple pour les exhiber dans des cirques. Bagheera le tenait d’un éléphant qui avait réussi à s’enfuir et à retrouver les siens.

Mowgli était désemparé. Était-ce SA NATURE, qui prenait le dessus? Son ambition de devenir LE chef de la Jungle était contrebalancée par l’éducation qu’il avait reçue de tous ces Peuples d’ici, eux qui lui avaient tout donné.

Bagheera comprit qu’il était tiraillé.

Elle lui demanda de décider d’ici la prochaine pleine Lune : soit elle le conduirait chez son peuple de naissance, soit il resterait en oubliant les Mots-Esclaves et toutes ses idées démesurées.

Pendant ce temps, aidé de Jacot, Mowgli se rendit discrètement à la lisière de la forêt pour observer une tribu d’hommes. Il aperçut des huttes, des animaux parqués dans des cabanes de branchages, un perroquet enfermé dans une cage, un genre de loup, attaché à une laisse, qui pleurait. Il vit aussi un grand gaillard fouetter avec une liane un animal à quatre pattes. Jacot les interpela. Les réponses furent unanimes. Ils souffraient cruellement.

Le premier soir de Pleine Lune, ils étaient tous là, les Oiseaux, les Serpents, le clan des Loups, Mang, Jacot et j’en oublie d’autres. Mowgli s’avança vers Bagheera pour donner sa réponse :

Je reste…

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 7 janvier 2022