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Le facteur Cheval parcourait à pieds 30 à 40 kilomètres par jour sur des chemins escarpés pour distribuer son courrier. Il tenait entre ses mains des trésors de cartes postales, du monde entier. Chaque fois, avant de s’en séparer, il les détaillait, ici une pyramide, là un volcan, ici une locomotive, là des danses indiennes. Il observait tout autant les timbres et les cachets des pays d’origine et rêvait. D’une maison à l’autre, il rêvait, il parlait peu. Il s’arrêtait de longs moments pour respirer les plateaux du Vercors et contempler les plaines de noyers ou de lavandes puis reprenait sa tournée. Les paysages, les personnages, les lieux, réels ou imaginaires le transportaient dans son monde à lui.
Un jour d’avril 1879, alors que Ferdinand Cheval achevait sa tournée quotidienne, il buta sur une pierre du chemin. Il la sortit lentement du sol caillouteux, la prit dans ses mains. Il souffla dessus, faisant voler la poussière ocre qui l’enveloppait et fut saisi à cet instant par son aspect étrange. Il l’enveloppa dans un mouchoir et la mit dans une poche de sa veste.
Arrivé chez lui, il posa sur le banc, de gestes lents, sa besace de postier, sa casquette et sa veste, retroussa les manches de chemise, prolongeant avec volupté l’attente du moment où il ferait connaissance avec cette pierre.
Il s’assit sur le banc, sortit le mouchoir de sa poche, caressa le tissu, le déplia avec précaution, comme s’il découvrait une momie. Cette pierre était tellement étrange: façonnée par des roulements de graviers, de sédiments, d’alluvions. D’où venait-elle ? Quels mondes avait-elle connus ? Ses formes courbes, policées, patinées, témoignaient de longs voyages.
Il l’effleura légèrement, la contempla, les yeux perdus au loin.
Sa femme dévisageait son mari, en silence, se demandant ce que cette pierre pouvait bien lui révéler. Elle le sentait étonnamment ému.
Soudainement, dans un éclair fulgurant traversant son cerveau, Ferdinand éprouva un brassage de fraternité, d’unification de philosophies. Il discerna
une architecture floue,
un abrégé de cascades, de bassins, de temples,
une esquisse d’Arbre de vie, d’Arbre cosmique, le Pommier,
une profusion d’animaux, lions, chiens, pélicans, cerfs, biches, phénix, un labyrinthe,
des ébauches de temples, de chalets, de clochers, de minarets,
des silhouettes de géants, Archimède le Grec, César le Romain, Vercingétorix le Celte
tout cela enchevêtré, mêlé dans les interstices des lieux et des temps à
un foisonnement de pensées
« rassemble ce qui est épars »
« fuis la louange, recherche la sincérité »
« laisse l’esprit te guider et la sagesse viendra à ton secours ».
Il eut la vision d’une œuvre ultime, d’un palais atemporel qui dégagerait en écho chez ses invités un questionnement sur l’architecture de leurs propres temples.
Brigitte DANIEL ALLEGRO
Castelnau d’Estrétefonds – le 27 avril 2022
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