Marie Curie, Albert Einstein et Franklin Roosevelt écrivent l’histoire

Temps de lecture : 4 minutes

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Le monde a basculé le 21 avril 1938 à Princeton, aux États-Unis.

Einstein est bien embêté. Il vient de recevoir une lettre de Szilárd, physicien hongrois réfugié aux États-Unis, qui attire son attention sur deux points : d’une part, l’Allemagne nazie serait en capacité de fabriquer la bombe atomique, d’autre part, Szilárd propose ses propres services à l’Administration de Roosevelt pour barrer la route à Hitler. Dans un billet séparé, Szilárd demande à Einstein de signer la lettre et de l’envoyer à Roosevelt. Face à ce cas de conscience, Einstein ne voit que Marie Curie à qui en parler, appréciant sa liberté de pensée et son pragmatisme efficace.

– Marie, j’aimerais votre avis.

Marie s’attendait à trouver des équations, des formules, des ratures. Rien de tout cela. Elle parcourt l’unique page, fronce les sourcils puis lève les yeux, le visage décomposé.

– Albert, cette lettre est indigne de notre communauté scientifique. Ces phrases sont un tissu de sottises visant à développer une industrie d’armement nucléaire aux États-Unis, avec à la clé la bombe atomique. Est-ce dans cette voie que vous voulez vous fourvoyer alors même que les applications médicales de la physique nucléaire sont prometteuses. Nous ne pourrons construire un monde meilleur sans améliorer les individus. Comment Szilárd en est-il venu là ?

– Il est persuadé que les Allemands travaillent sur la bombe atomique et qu’Hitler n’aura aucun scrupule à l’utiliser. Le monde actuel est dangereux à vivre, surtoutà cause de ceux qui laissent faire. On ne peut pas laisser le champ libre à Hitler. Il faut aller vite.

– Nous devons le dissuader sans entrer dans son jeu. Imaginez que la bombe soit utilisée en cas de conflit. Figurez-vous les ravages causés par son explosion dans une ville, de même que les dégâts à plus long terme chez les civils. Que deviendrait le monde où seulement certains pays posséderaient cette arme? Cette situation générerait des instabilités diplomatiques et politiques.

– D’après Szilárd, des chercheurs allemands de l’Institut du Kaiser Wilhem à Berlin, tentent de reproduire les expériences nucléaires des laboratoires français et américains .

– N’accordons aucun crédit à ce scientifique minable. Ce texte se base sur des hypothèses fausses et infamantes. J’étais à Berlin le mois dernier : Von Weilzäcker, le directeur du laboratoire est un pacifiste qui pense que chacun de nous doit travailler pour son propre perfectionnement et en même temps partager une responsabilité générale pour toute l’humanité. Szilárd ment et dévoile ses ambitions personnelles.

Marie, sollicite un entretien avec Roosevelt.

Elle sait qu’avec la montée des dictatures en Europe, l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et l’annexion de l’Autriche le mois dernier par l’Allemagne, Roosevelt a du mal à contenir sa politique de neutralité. Serait-il prêt pour autant à s’engager dans la voix dictée par Szilárd ? Le 28 avril 1938, c’est un homme chaleureux et souriant qui accueille Marie dans son bureau, à la Maison Blanche. Pragmatique comme elle, il va droit au but, pensant qu’elle venait appuyer la caution d’Einstein.

– Vous venez me parler de l’affaire Szilárd ?

– Exact. Où en êtes-vous ?

– J’attends la caution d’Einstein pour lancer le projet Manhattan. Notre capacité à fabriquer la bombe atomique avant Hitler sera le seul moyen de dissuasion.

– Szilárd a reconnu ses mensonges devant Einstein et moi-même. Einstein ne signera pas la lettre, affirme-t-elle. Dans la vie rien n’est à craindre, tout doit être compris. C’est le moment de comprendre davantage afin de craindre moins. Regardons la situation en face.

– Comment est-ce possible ? Szilárd, ce grand physicien, serait-il un imposteur ?
Marie expose clairement les scénarios associés à la détention de la bombe atomique. Elle évoque les instabilités risquant de secouer la planète, l’émergence de blocs de coalitions, un monde où personne ne serait à l’abri du fou qui déclencherait l’arme atomique.

Roosevelt, réfléchit à haute voix :

– Jusqu’à présent, chacun de nous a appris les gloires de l’indépendance. Que chacun de nous apprenne les gloires de l’interdépendance.

– Oui mais l’interdépendance ne se limite pas aux pays. Il faut travailler ensemble à l’interdépendance des mondes scientifiques et politiques.

– Je constate que le monde scientifique a ses bienfaiteurs et ses diables, ses altruistes et ses arrivistes.

Les coudes sur son bureau, la tête entre les mains, il reste muet. Marie est encore loin du but mais elle sent Roosevelt confronté à un dilemme, à un choix décisif, un pari sur l’avenir de l’humanité. Elle change finement d’angle d’attaque pour jouer sur une corde sensible. Marie connaît l’attachement de Roosevelt au peuple. Il est fier de la réussite du Welfare State qui assure depuis maintenant trois ans une sécurité sociale aux retraités, aux malades et aux pauvres. Elle évoque la finalité des sciences au service du bien-être de l’humanité : la Curiethérapie commence à guérir.

– J’ai consacré ce mois d’avril à visiter vos hôpitaux pour rencontrer des médecins, des radiologues et des patients et pas seulement des physiciens.

– Avez-vous visité l’hôpital de Harvard ? une centaine de personnes ont déjà bénéficié de Curiethérapie.

– Oui, c’est un modèle à déployer pour les autres hôpitaux, tant sur le plan technique qu’humain. D’anciens patients épaulent ceux qui sont en cours de traitement ; c’est admirable !

– Rien n’arrive par hasard : le Welfare State et la Curiethérapie d’un côté, la bombe atomique et un physicien imposteur de l’autre. Mon choix est fait.


Nous continuerons à équiper nos hôpitaux. Roosevelt déchire la lettre.
Marie, reconnaissante à Einstein de l’avoir consultée et pleinement satisfaite de l’issue de cette lettre est soulagée.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 13 mars 2021

Le syndrome de Kessler

Temps de lecture : 3 minutes

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Sabine et moi, couple de spationautes, avons débarqué sur la planète Chimère en 2050.

A l’époque, l’humanité avait généré un nombre considérable de déchets spatiaux : plus de 130 millions de débris gravitaient déjà autour de la Terre en 2020. Alors qu’aucun projet de dépollution n’avait abouti, on démultipliait les satellites de communication. Le risque de collision avec la Station Spatiale Internationale (ISS) augmentait chaque jour. Le syndrome de Kessler,plus prosaïquement, le risque de collisions en chaîne entre les débris et les satellites, mettait en péril l’humanité. Le modèle de Kessler prédisait en effet que les débris spatiaux percuteraient la Terre et conduiraient à l’éradication de l’humanité.

Ce scénario catastrophe avait été considéré par l’équipe de l’ISS, aussi, Sabine et moi étions préparés à la mission de sauvegarde de l’humanité.

Le 30 juin 2050, Sabine se concentrait sur des expériences de biologie cellulaire dans le labo de l’ISS et j’étais en communication avec la NASA quand la liaison s’arrêta brutalement. A cet instant, les alarmes « Procédure Kessler / Opération Survie », « Panneau solaire n°3 inop » étaient sans appel. Nous nous sommes réfugiés dans la capsule de secours. L’ordinateur de bord, Vigie, a initié l’Opération Survie.

Quand nous avons traversé sans dommage l’enveloppe des débris, Sabine s’exclama:

– Paul, regarde cette pollution ! Je n’aurais jamais pu imaginer que la terre était à ce point prisonnière de ses déchets spatiaux. Quel gâchis ! Nous nous sommes sabordés !

En un rien de temps, nous avons rejoint Chimère, hors de la voie lactée.

Je m’accroche à mon journal pour survivre :

« 31 décembre 2050 : dès notre arrivée, Vigie, capte les lignes de force de l’univers, saisit ses pulsations et crée de la matière grâce à cette énergie, en réalisant une bulle de vie pour nous deux. Certains robots nous fournissent de l’air et de l’eau, d’autres robots, sportifs, musiciens, danseurs ou comédiens entretiennent un simulacre de vie sociale en apesanteur. L’alternance de jours et de nuits rythme notre quotidien, comme sur Terre, à ceci près qu’une année ici correspond à dix ans sur Terre. Hors de la bulle, nous portons une combinaison pour nous protéger du milieu très agressif : absence d’atmosphère, chaleur ou froid excessifs, sol aride et accidenté.

Mai 2060 : Sabine se réfugie dans l’élaboration d’une cartographie de la portion d’univers que nous voyons depuis Chimère. Elle me fait de plus en plus souvent part de sa détermination à ne pas appliquer le « plan sauvegarde de l’humanité » : trop de responsabilité, pas assez confiance dans la sagesse des hommes. Son objectif est de retourner sur Terre.

Juin 2080 : Sabine s’efforce de plus en plus à faire du sport. Je me rends compte qu’elle perd patience facilement, qu’elle a du mal à poursuivre ses recherches, qu’elle a la tête ailleurs. En effet, l’Opération Survie nous demanda d’attendre 50 années terrestres (cinq années biologiques pour nous) avant de tenter une mission de reconnaissance. Pour ma part, je tiens encore le coup.

1 mars 2100 : j’arrive à un état de saturation et supporte de moins en moins nos conditions de vie sur Chimère. Je ne pense plus qu’à notre retour sur terre.

10 mars 2100 : date décisive. Le premier sondage de la terre est programmé ; analyses de l’air, de l’eau et du sol. L’enjeu est que nous puissions enfin revivre sur Terre.

15 mars 2100 : le vaisseau spatial est prêt. Reste les procédures à répéter. Sabine reprend espoir.»

Ce 30 juin 2100 nous quittons la base de lancement de Chimère.

Tout se passe comme prévu jusqu’au moment où, après avoir traversé la Voie Lactée, des alarmes clignotent et alertent sur un problème d’énergie compromettant toute la mission. Que décider ? Sabine et moi avons été formés aux procédures de « Dernier Secours Énergétique ». Je mets le vaisseau sur batterie de secours puis débranche les robots de gestion automatique de l’énergie, l’un après l’autre, pour observer à chaque étape l’état du vaisseau. Stupeur après le délestage du troisième robot : le système de gestion des alarmes identifie un défaut de configuration. En le débranchant puis en le rebranchant, le robot se réinitialise et l’alarme disparaît. C’étaient des fausses alarmes. Nous poursuivons la mission.

Quelle émotion quand la Terre apparaît au loin, bleue, solitaire, fragile, précieuse.

– Regarde, l’enveloppe de pollution a disparu ! C’est incroyable Paul !

Nous nous faufilons dans le module d’atterrissage pour nous poser sur une île du Frioul en face de ce qui était Marseille en 2050. Aujourd’hui, pas de trace apparente d’humains. La végétation s’accroche et recouvre les anciennes constructions d’une ville fantôme. Nous commençons à prélever des échantillons et puis …..ZUT !!! Au diable le plan Kessler.

Nous enlevons nos combinaisons et emplissons nos poumons d’air marin. Un bonheur illumine le visage de Sabine. Nous retrouvons les sensations agréables de la gravité et sentons notre énergie circuler dans nos corps. Nous courons jusqu’à une plage et entrons dans l’eau. Quel bonheur de nager, de revenir sur la plage, de s’éclabousser, de goûter au sel de l’eau. Je prends Sabine dans mes bras.

Nous sommes enfin de retour.

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 8 avril 2021

L’étranger (version 2)

Temps de lecture : < 1 minute

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J’entrouvre la porte à toi, l’étranger, qui vient de je ne sais où, à la tombée de la nuit.

Les interrogations se bousculent dans ma tête et même à haute voix au fur et à mesure que je te dévisage : tu es trempé, tu as l’air épuisé, fatigué, complètement replié sur toi-même. As-tu fait un long voyage ?

Pourquoi cette tête penchée ? Tiens, tu te redresses.

Je ne saisis pas toutes tes mimiques. Nous ne parlons pas le même langage, en effet. Nous pouvons au moins tenter de nous comprendre, n’est-ce pas ?

C’est à ce moment précis que tu passes la tête dans l’entrebâillement de la porte et évalue la pièce. Tu ne dis pas un mot mais rien n’échappe à ton regard perçant.

Tu es sans-gêne et mal élevé. Voilà, je te barre l’entrée. Non, je ne t’offrirai pas l’hospitalité cette nuit.

Pourquoi ce regard implorant ? Que signifie-t-il ?

Nos regards se croisent. Nous nous jaugeons, je le sens bien. Tu essaies de m’amadouer.

Tu es si petit, tu as l’air tellement jeune ! Je te comprends. Oui, entre donc.

Dès que tu franchis le pas de la porte, d’une démarche gauche et feutrée, tu te diriges vers la cheminée pour te sécher. Oui, tu peux t’assoupir ici et te laisser envelopper par la chaleur de la pièce.

Je me demande maintenant ce qui m’a pris de te faire entrer, toi, l’étranger,

un chat qui miaulait et grattait devant ma porte.

L’étranger (version 1)

Temps de lecture : 2 minutes

J’avais marché toute la journée dans le froid, la pluie et la gadoue. Épuisé, je rêvais d’un endroit au chaud pour me requinquer quand j’aperçus au loin une lumière.

Oserais-je toquer à la porte d’inconnus avec ma mine d’étranger ?

Je prends mon courage à deux mains et me décide à gratter à la porte-fenêtre. Peu après, apparaît une jeune femme dans l’entrebâillement de la porte. Elle me dévisage longuement et marque un temps d’arrêt, surprise.

– Bonsoir. Que se passe-t-il ? D’où viens-tu ?

Je saisis ses paroles mais ne parle pas sa langue.

– As-tu froid ? Comme tu es trempé ! Pourquoi as-tu la tête dans les épaules ?

Un peu de tenue, me dis-je. J’esquisse un mouvement, me redresse, jette un rapide coup d’œil dans la pièce où j’entrevois une cheminée avec des bûches rougeoyantes. Le grand luxe, ce palace cinq étoiles, c’est là que je dois passer la nuit.

Allez, courage ! Je m’avance sur le seuil de la porte, me penche dans la pièce. Un effluve de poulet grillé titille mes narines : le repas en plus de la nuit, ce sera top. Zut ! Je lui ai fait peur. Elle barre le passage avec son pied, le regard assassin.

C’est le moment où jamais de faire amende honorable et de jouer sur les cordes sensibles, comme je sais si bien le faire : regard séducteur, implorant, en la fixant droit dans les yeux jusqu’à ce qu’elle baisse les paupières.

Waouh ! On dirait que ça marche. Elle libère le passage, prend de grandes inspirations, serre les lèvres, hoche la tête. Je continue à la fixer, en me faisant tout petit, tout frêle, ramassé sur moi-même.

Elle ouvre enfin la porte.

– Tu as l’air si fatigué ! Entre donc. Tu pourras passer la nuit ici.

Hourra ! Je file vers la cheminée, m’allonge sur une couverture et … ronronne.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 6 avril 2021

La métamorphose de Pan

Temps de lecture : 3 minutes

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La naissance de Pan est enveloppée de mystère. Qui peut dire s’il était un enfant de Jupiter et d’une nymphe ou le fils de Mercure et d’une autre nymphe? On conte que Dryopé, si Dryopé fut sa mère, le trouva à sa naissance si bizarre et si laid qu’elle s’enfuit effrayée. Mercure prit alors le nouveau-né, l’enveloppa dans une peau de lièvre et le présenta ainsi aux dieux de l’Olympe. Il était étrange à voir, mi animal, mi homme, avec des pieds de bouc, des cornes en croissant de lune, une chevelure abondante, des poils broussailleux sur tout le visage, un pelage épais et frisé sur la poitrine et les bras. Joyeux, vif et ardent, il réjouissait tous les dieux qui lui donnèrent le nom de Pan qui veut dire « Tout » en grec.

Cependant, sa disgrâce monstrueuse finit par déranger les dieux si bien que Pan délaissa l’Olympe pour vivre sur terre, en Arcadie, parmi les bergers, les chevriers et les animaux. En osmose avec la nature, il se plaisait dans les endroits sauvages, les halliers épais, les forêts, les montagnes ou les plateaux boisés. Agile, il grimpait dans les rochers; farceur, il se dissimulait dans les buissons et s’amusait à causer des peurs mémorables aux voyageurs qu’il croisait ou aux infortunés qui s’égaraient dans les bois. Son loisir préféré consistait à traquer les nymphes qui détalaient à son approche, épouvantées par sa laideur et sa brusquerie. Il faut préciser qu’il était doté d’une sexualité exubérante.

Un jour, il tomba amoureux fou de Syrinx, une nymphe des bois. Il en rêvait le jour, la nuit, pendant ses siestes. Il se savait vulgaire et grossier mais cette fois-ci, il ne jouait plus, il la voulait pour s’unir à elle. Il la poursuivit maladroitement, tête baissée, bras ouverts, poussant des cris effrayants. Pour lui échapper, Syrinx se jeta dans un rideau de roseaux où ses sœurs les nymphes la changèrent en touffe de roseaux. Le vent fit alors chanter les roseaux si joliment que Pan découpa une des tiges en sept parties de longueurs inégales qu’il assembla avec de la cire d’abeilles. Il promena ses lèvres desséchées de tristesse sur cet instrument insolite, tirant des trilles chevrotants plus doux que le chant du rossignol.

Pan, le cœur lourd, sans plus aucun goût pour les facéties, quitta l’Arcadie avec sa Syringe – nom qu’il donna à sa flûte – et son bâton de berger afin de découvrir de nouveaux horizons. Il fit le tour de la Laconie, de L’Argolide, de la Béotie et de l’Etolie. Les sons de sa Syringe charmaient ceux qu’il rencontrait. Peu à peu, il apprivoisa ses pulsions: de rustre il devint raffiné, d’exubérant il devint posé. Ses cornes en croissant de lune s’amenuisèrent en petites bosses sous son abondante chevelure, ses sabots de bouc s’élimèrent laissant apparaître des orteils, sa poitrine et ses bras n’étaient plus velus comme le poitrail ou les pattes des caprins. Il portait maintenant un regard curieux et fertile sur tout ce qu’il voyait ou entendait sur son chemin, sans pensées friponnes ou canailles. Il pansait les blessures, consolait les chagrins et prononçait des oracles qui faisaient autorité partout où il séjournait.

Vint le moment où Pan décida de mettre un terme à son voyage et de rentrer en Arcadie se reposer dans sa terre natale. Il retrouva les grottes, ses anciennes demeures, les vallées boisées et les rochers.

En vieillissant, il s’était retiré progressivement du monde des apparences pour devenir le dieu de l’univers et du Tout, identifié à la Nature intelligente, féconde et créatrice. Il pensait souvent et toujours à Syrinx.

Un jour qu’il jouait une mélodie avec sa Syringe, il aperçut de loin la nymphe qui avait retrouvé son corps inaltérable de jeunesse éternelle. C’était bien elle, avec ses grands yeux bleus et ses longs cheveux d’ébène, merveilleuse comme un amandier en fleur. Syrinx se dirigea vers les sons qui l’enlaçaient, charmée par la mélodie nostalgique. Pour mieux goûter cette plainte, elle s’assit près du vieillard qu’elle ne reconnut point. Le vieux Pan lui fit entendre des brises douces, puis des alizés plus vifs, des tourbillons sauvages, des zéphyrs amoureux. Syrinx se mit à son aise, dans sa fraîcheur rose, nacrée et pudique. Elle dansait, en osmose avec la respiration, le souffle et l’inspiration de Pan. Lui Pan, le Tout, se surprit à rechercher l’essence de Syrinx, la vérité de son être. Il aimait, il goûtait ces moments de bonheur, ne révélant pas son identité, de peur d’en rompre le charme.

Pan et Syrinx prirent ainsi l’habitude de se retrouver au bord de la rivière pour partager des instants où son souffle fécondait sa danse, ou peut-être même l’inverse, sa danse inspirait son souffle, où ils étaient un dans le Tout.

le 7 janvier 2021

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Le gène du levain

Temps de lecture : 4 minutes

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Gino sort du four les premiers pains de la journée. Il les couve d’un air satisfait : il tapote du bout des doigts la croûte qui résonne bien du son mat attendu. Il respire les arômes qui se dissipent avec force et douceur dans le fournil. Dans la famille, on est boulanger de père en fils.

Petit, Gino aimait jouer avec de la farine, fasciné par la vie qui naissait avec seulement de l’eau et du blé moulu. Hypnotisé par les bulles qui éclataient à la surface de ses mixtures il cherchait à communiquer avec cette vie balbutiante.

– Toi, je te mets au soleil et toi à l’ombre, disait-il, en déplaçant les petits pots de levain avec précaution. Ça te va si je ne te recouvre pas d’un linge aujourd’hui ?

Son père enfournait les pâtons qu’il façonnait et la famille prenait plaisir à les comparer en encourageant le futur boulanger dans ses expérimentations.

Gino scrutait inlassablement les réactions du levain. Quand il chantait, le pain s’en trouvait bien meilleur. Encore plus surprenant, le levain semblait s’accorder à ses chansons, poussait lentement sur du blues ou doublait rapidement de volume sur du reggae. Il en était arrivé à se demander si les bactéries qui composaient le levain ressentaient des émotions. De ses multiples essais, il en avait conclu qu’elles captaient sans aucun doute les vibrations des végétaux comme celles de l’air ambiant.

Gino a maintenant repris la boulangerie de son père. Infatigable dans son fournil, il respecte la vie singulière qu’il modèle de ses mains. Son intimité avec le levain s’est épanouie et il réalise des pains sur commande, aux notes acidulées, florales ou boisées. Il pétrit certes avec ses doigts mais aussi avec ses yeux, son odorat et son corps tout entier qui respire, danse et transmet son rythme vibratoire à la pâte. La pâte réagit, souple et exigeante : c’est elle qui a le mot de la fin, le mot parfois attendu, convenu ou alors le mot surprenant, déconcertant, saugrenu, étrange ou merveilleux.

Attentif aux formes et aux sons des bulles qui libèrent les arômes, Gino entre peu à peu en symbiose avec le levain. Il s’identifie au pain en puissance. C’est le moment où grâce aux chants et aux danses, Gino et le levain créent ensemble ce qui deviendra le pain recherché. Pour obtenir la note acidulée, Gino incarne et interprète la saveur qui fait saliver. Il la diffuse dans ses papilles, dans sa bouche, il la respire et imprime un rythme syncopé et ensoleillé de la couleur des citrons et des oranges. La note florale transporte Gino dans des champs de bleuets, de coquelicots et de cosmos multicolores qui lui murmurent des bruissements insolites, lui fredonnent des bouquets joyeux. Des parfums d’herbe et de terre titillent par surprise la danse aérienne de Gino qui se leste en piétinements bruns sur le sol du fournil.

Gino a pris femme et va devenir papa. Il se réjouit par avance de transmettre ses dons à son futur fils. Il danse et chante à ravir auprès de sa femme pendant les mois d’attente et de rêves ; son pain n’a jamais été aussi bon. Sa femme s’en régale et imagine elle aussi un futur Gino, en miniature. Surprise ! Elle met au monde une fille. La déception du départ a vite été gommée par les grâces du bébé. Gino redouble d’inspiration pour confectionner des pains spéciaux pour sa femme qui allaite le bébé. Il participe, à sa façon, à l’énergie dont se nourrit son enfant. La petite pousse à merveille. A 10 ans, elle a la finesse et le charme de sa mère et tout porte à faire croire à Gino qu’elle a hérité aussi de ses dons : elle est curieuse, écoute, sent et vit les choses, les sentiments, les émotions. Son corps souple s’accorde et joue avec les couleurs du ciel, les senteurs de la terre et les souffles du vent.

Gino serait comblé s’il avait un héritier pour reprendre, le moment venu, la boulangerie familiale. On est boulanger de père en fils et ce métier d’homme ne permet pas d’imaginer une place dans le fournil pour une fille, même pour sa fille unique. Il sait en effet qu’il n’aura pas d’autres enfants car sa femme avait failli perdre la vie et avait été opérée en urgence en mettant au monde la petite. Gino essayait de ne pas penser à sa succession.

C’est alors qu’un jour il surprend la petite dans le jardin, parlant avec animation, allant et venant entre le puits et le noyer. Il tend l’oreille : elle discute avec des petits pots de levain. Elle avait donc réussi à chaparder un peu de farine. Il se revoyait au même âge, fasciné par ses jeux de farine et d’eau. Quelle fierté pour Gino !

Il décide alors de lui ouvrir grand, très grand, les portes de son fournil et lui offre de fabriquer du pain, son premier pain à elle. La petite, prête depuis un moment déjà, se met à chanter d’instinct ce qui l’avait nourrie au sein de sa mère, et y mêle des danses, de l’eau et de la farine. Gino subjugué, se laisse porter par la magie sublime de la fabrication du levain et rejoint sa fille dans ce moment de transe inexprimable. Ils voyagent dans le levain, s’imprègnent des vibrations de l’air, de ses odeurs, de ses couleurs, de toute son énergie. Quand elle cesse de chanter, le pétrissage est abouti. La petite façonne son premier pâton qui lève à merveille. Elle couve la cuisson du pain. Quand elle le sort du four, elle le berce pour apaiser les épreuves torrides et rougeoyantes qui l’ont transformé.

Le soir, quand la famille goûte au pain, la petite demande à son père de partager le fournil avec lui.

Le gène du levain s’est imposé de lui-même, peu importe que l’on soit fille ou garçon.

le 17 janvier 2021

Djussi et le Volcan Sacré

Temps de lecture : 4 minutes

Dans un village près du lac des Trois Rivières, une nuit où la lune était pleine, la femme de Djussi mit au monde des jumelles. Cette nuit-là le Monstre du Volcan Sacré avait encore sévi en enlevant sept enfants de 7 ans. Il agissait ainsi certains soirs de pleine lune avec mille et un tours dans sa poche pour déjouer l’attention des parents. Les villageois consentaient à ce sacrifice pour ménager la colère du volcan. Mais Djussi, jeune papa, ne put se résigner à cette malédiction. Le désir de tuer le Monstre s’installa dans son esprit et l’obséda tant qu’il se confia à sa femme et à ses amis, le forgeron et le bûcheron qui colportèrent aussitôt ses paroles. Le lendemain tous les habitants des alentours étaient au courant : les villageois, la pie, le corbeau, la belette. Peu à peu la rumeur se propagea jusqu’à la Forêt des Songes. Djussi consulta Shaki le Sage qui l’encouragea dans sa détermination et lui confia des paroles éclairées. Djussi se prépara au grand voyage.

Le jour du départ, il revêtit son vêtement de peau,

mit dans sa besace sa gourde et du pain,

emporta la machette fabriquée par ses deux amis,

embrassa sa femme et ses filles et partit à l’aube.

Du chemin de la Rivière du Diable il crut reconnaître la Vouivre nageant dans l’eau calme. Elle avait déposé dans la rosée du matin son Diamant, objet doué de magie, qui se révélerait un précieux guide pour Djussi au dire de Shaki le Sage. La Vouivre était effrayante, plus grosse et plus longue que toutes les vipères qu’il avait croisées jusqu’ici, avec un corps aux écailles de feu résolument dissuasives. Pourrait-il dérober le joyau sans attirer l’attention de la Vouivre ? Il se décida, avança, les sens en éveil, les gestes assourdis, au ralenti et s’empara du Diamant. Il se glissa furtivement entre les bambous puis trouva un lieu sûr pour l’apprivoiser et l’informer de sa quête. Il le mit à son cou.

Un papillon se posa sur sa main et lui dit :

– Ce diamant émet un rayon d’or en direction du Volcan Sacré. En cas de danger, un rayon vert signale vers où s’enfuir. En aucun cas tu ne devras t’assoupir dans la Forêt des Songes sous peine de perdre le Diamant.

Djussi passa le gué de la rivière. Il longeait un marais putride et nauséabond quand il vit l’Hydre aux SeptTêtes et à l’Haleine Poison. Menaçante, elle lui barra le chemin en balançant ses affreuses têtes noires tachetées de bleu. Son haleine pestilentielle lui donnait des nausées. Le Diamant lança le rayon vert orienté vers le marais. Mais Djussi l’ignora, prit instinctivement sa machette, retint son souffle, trancha d’un geste rapide et précis les têtes de l’hydre, la laissant morte sur place. Il hurla longtemps débarrassant son corps de l’air fétide qui le gênait.

Il poursuivit sa route et déboucha dans la Forêt des Songes, là où les chênes et les châtaigniers, branches et feuillages entremêlés, élaboraient des discours de sagesse. Une agréable odeur de mousse, de champignons et de terre humide l’enveloppait. Les oiseaux aux couleurs de la brise le saluaient de leurs chants merveilleux. Le jour déclinait rapidement. Djussi épuisé s’installa au pied d’un arbre. Il ne devait surtout pas s’assoupir ici, il le savait bien mais il se sentait incapable d’avancer. Les paupières lourdes, il se relevait, faisait le tour de l’arbre, luttait contre le sommeil et s’asseyait à nouveau. Ce cycle infernal dura toute la nuit.

Au petit jour il but, rompit du pain, s’aspergea d’eau et sonda le Diamant.

Confiant, il reprit la route, passa un col et suivit la piste dans la vallée. A l’est le Volcan en majesté, entouré de nappes de brumes, imposait sa présence. Djussi se prosterna face à ce colosse qui imprimait ses lois et ses émois aux villageois. Il s’abandonna à sa tristesse et pleura les enfants disparus. De loin il repéra une saignée dans le flanc du volcan. Aux abords de la caverne, un bruit de soufflets de forge le saisit d’effroi. A cet instant, doutant de lui, il voulut rebrousser chemin mais le Diamant le rappela à l’ordre avec un rayon d’or particulièrement intense.

Il s’accroupit, la tête entre ses mains, pensa à ses jumelles puis se releva.

Il pénétra dans la sinistre saignée par un boyau ténébreux et déboucha dans une salle rougeoyante, éclairée par un lac de lave en fusion. Des ombres dansaient sur les parois de la caverne. La respiration du Monstre heurtait les parois et se démultipliait en échos. Mais où était-il ? Le Diamant lui vint en aide pour le localiser. Son rayon d’or balaya l’horrible créature endormie : une queue fine et longue, imprévisible, des pattes aux griffes acérées, une crête menaçante sur une tête de dragon. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui qu’il faudrait tuer.

Le Monstre s’étira, se réveilla et capta le regard terrorisé de Djussi.

A cet instant le Diamant rendit Djussi invisible. Une lutte féroce s’engagea, faisant retentir la caverne de hurlements effrayants. Le Monstre, agile malgré sa taille, esquivait les coups, fouettait l’air en enroulant et déroulant sa queue, rebondissait sur les rochers de la caverne. Djussi sentait des forces surnaturelles l’assister. Il creva les yeux du Monstre etlui morcela la queue avec sa machette. Les ombres fantômes conjuguèrent leurs énergies et vinrent au secours de Djussi pour pousser le Monstre disloqué jusqu’au lac de lave et l’y noyer. A cet instant-même les enfants furent désensorcelés et reprirent des formes humaines de gamins dans leur huitième année. C’est alors que le Volcan Sacré émit quelques bouffées de gaz, visibles du village.

Shaki le Sage sut que la mission avait réussi.

Le Diamant, Djussi et les enfants revinrent au village où une grande fête les attendait. Djussi raconta avec simplicité son périple : l’hydre, la vouivre, le monstre. La pie, le corbeau et la belette en rajoutèrent un peu et même un peu plus que la réalité pour glorifier notre jeune héros. Tout rentra dans l’ordre aux pleines lunes.

Aux 7 ans de ses filles, Djussi conduisit sereinement sa famille au pied du volcan.

le 10 décembre 2020