Singulière communion

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Dans un salon du palais des congrès de Berlin, Chris, directeur d’un labo de Médecine Spatiale et Alain, chargé de communication, peaufinent quelques détails du colloque de demain sur l’autonomie des personnes âgées fragiles. Alain introduira Bernard, jeune chercheur, dont les études établissent des ponts entre la médecine spatiale et la gérontologie.

– Alain, mentionne la thèse de Bernard sur le vieillissement accéléré des astronautes lors de leurs séjours dans l’espace, dit Chris.

Connu du public averti qui participera au colloque, pas de quoi en faire un plat, pense Alain.

– Alain, souligne les retombées pratiques comme l’entraînement physique des astronautes pendant leurs missions en apesanteur. C’est grâce au modèle de l’astronaute de Bernard qu’on a décroché le fameux contrat de la NASA.

Sympa pour les autres! Il n’a pas été seul à bosser sur ce contrat, même si ses idées iconoclastes ont étépayantes, reconnaît Alain.

– Tu insisteras sur les relations que Bernard a tissées avec le gérontopôle de Toulouse. Ses recherches sur le syndrome de fragilité et son caractère réversible sont les clés pour accompagner aussi bien une population vieillissante que les astronautes. Inconcevable il y a 10 ans !

Lui, toujours lui ! Pas question que je fasse son éloge, pense Alain.

Je refuse net, avertit Alain. Tu apprécies bien Bernard, mets-le en valeur toi-même, tu le feras mieux que moi.

– Depuis quand refuses-tu de faire ton job, rétorque Chris. Tu introduis nos chercheurs, d’habitude. Pourquoi faire exception demain ? Bernard rayonne dans notre labo. Ce devrait être un régal de le présenter. Il dope le labo et nos recherches. Il est génial !

Pour Alain, c’était le mot de trop : GÉNIAL.

– Depuis l’arrivée de Bernard je suis un ex-chercheur relégué aux relations extérieures, avoue Alain. Je passe mon temps entre aéroports et hôtels pour vulgariser les travaux du labo. La com’, c’est moi et moi seul. Ça ne dope pas notre labo, la com’?

– Calme-toi, Alain, je n’ai jamais dit que la com’ n’était pas importante. Je te l’ai confiée, à toi, le doyen du labo. C’est ton bâton de maréchal. Demain tu introduiras Bernard.

Doyen ! Même si j’ai l’âge d’être le père de Bernard il ose me faire remarquer que la porte de sortie est proche. Parlons-en de ce jeune, avec sa dégaine, son jean usé, sa queue de cheval. Et ses sifflements insupportables ! Il m’énerve quand il sifflote. On a l’impression qu’il joue tout le temps.

Tiens, un sifflement.

Bernard, démarche décontractée, rejoint Alain et Chris. Accolade à Chris, poignée de main à Alain.

Le sourire paternel et admiratif de Chris crève les yeux. Alain est rongé d’envie à l’égard de ce rival qui l’a détrôné.

Une pulsion destructrice commence à poindre.

Impossible de faire l’éloge de ce détestable p’tit jeune.

Comment entraver sa conférence ?

La pulsion décuple sa divagation et l’excite.

Imaginer quelque chose d’irréversible. Le supprimer, lui, Bernard. Ça y est, je tiens la solution : un empoisonnement. Du cyanure de potassium dans une boisson. Rapide, efficace et ouste, plus de Bernard !

– J’ai une course à faire. Je vous retrouve au dîner, dit Alain en s’extrayant de son fauteuil.

– Je compte sur toi demain ! Réponse de Chris, appuyée d’un clin d’œil. Il pense qu’Alain a besoin de prendre l’air pour revenir dans de meilleures dispositions. Il le connaît bien, c’est juste un peu de fatigue.

De retour, Alain passe au bar et commande trois verres de Gin tonic, boisson qu’affectionne Bernard.

– Je les apporte moi-même à notre table, propose-t-il au barman.

Il introduit avec jubilation et sang-froid le poison libérateur.

Dans le brouhaha informe, il distingue et se dirige vers la voix chaude et joviale de Bernard.

Chris et Bernard heureux d’être ensemble ! Cette complicité lui est insupportable.

La pulsion l’aveugle et le dope.

– Alain, c’est sympa, tu nous gâtes, dit Bernard .

– A TES recherches, au labo ! répond Alain en posant minutieusement le plateau sur la table.

Au moment où Chris et Bernard se lèvent, une panne électrique plonge la salle dans le noir. A tâtons, chacun prend son verre.

Singulière communion entre Chris, père du labo, Alain, fils révolté et Bernard, inspirateur, souffle, énergie irradiante du labo. L’obscurité a rendu cet instant d’euphorie sublime. Les lumières reviennent. Ils sont là, debout, verre à la main.

Brutalement Alain se crispe, ses joues bleuissent. Il s’écroule sur la moquette. Bernard et Chris se regardent, stupéfiés.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 25 septembre 2020