Tout bonus!

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Ce matin, en allant au bureau, je reconnais Marc dans le métro et détourne mon regard. Je n’ai jamais rien eu à lui dire, à l’époque, à l’école. Il se faufile pour me rejoindre. Nous échangeons des banalités sur notre travail, le temps d’arriver à la station où nous descendons ensemble. Une entrée en matière brève car mon bus est là.

– File-moi ton numéro de téléphone, demande Marc sans façon.

Je n’ai pas su dire non.

Me reviennent en mémoire mes années d’études.

J’étais attirée par les mâles costauds, de grande taille, au-dessus du 1,86m, stature de mon père. Dans mon appréciation j’ajoutais un bonus si le spécimen était rugbyman avec un côté « gentleman » voire mélomane. A peine arrivée à l’école j’avais naturellement rejoint l’équipe de rugby, en tant que coupeuse de citrons. A l’inverse, je repoussais les mâles petits, barbus et rouquins. Marc cumulait ces trois défauts: collier de barbe, signe d’un pseudo virilisme pilaire; 20cm au-dessous du seuil du 1,86m; visage constellé de tâches de rousseur; bref la totale! Son privilège de « délégué-bar » du campus lui valait de gérer les flux d’alcool lors des « boums » mémorables. Il était, à ce titre, incontournable. Nous nous sommes ainsi côtoyés sans jamais nous fréquenter.

Il m’appelle le soir-même pour s’inviter à dîner chez moi, ce jeudi. Prise au dépourvu, j’accepte: ce serait une occasion de parcourir le trombinoscope des copains d’école. Le hic, c’est que je ne sais pas cuisiner. J’appelle à l’aide ma grand-mère pour composer un menu à ma portée: radis coupés en forme de fleurs, à déguster avec du beurre, quiche lorraine maison et la fameuse crème au caramel qu’elle m’a appris à préparer, une valeur sûre à réaliser la veille.

Jeudi à 18h je trouve Marc en bas de l’immeuble, affublé d’un costume chiné rose saumon. Une horreur! Il était censé arriver à 19h30. Première contrariété pointée d’un malus sur mon échelle d’évaluation. Obligée de prêter l’oreille à ce qu’il raconte, j’en oublie les conseils de mamy Jeanne pour réussir une pâte brisée: « laisser reposer la pâte au moins 1heurepour qu’elle ait une bonne consistance » ai-je noté et souligné. Le résultat ne se fait pas attendre. Quand nous arrivons à la quiche, la pâte est tellement dure que je la prends à pleine main pour croquer dedans suggérant à Marc de ne manger que la garniture. Sans indulgence aucune pour ma maladresse, il fait méticuleusement le tri dans son assiette. Quel goujat sans éducation, malus! Pour couronner le tout, il monologue et pérore, ce qui a le don de m’agacer, malus. Rien sur les copains! Au dessert, stupeur! Il retrousse ses manches de chemise: une densité incroyable de tâches de rousseur, malus.

Soirée fiasco avec quatre malus au crédit de Marc.

Les mois ont passé.

Dans mon univers professionnel je rencontre des personnes de tous âges, originales, riches de leurs conversations et de leurs vies, qui attisent ma curiosité. Je m’émancipe peu à peu du cocon familial et scolaire.

Un jour, 6 mois après la soirée fiasco je reçois une carte postale de Marc. Sa signature « à bientôt, hélas! » m’interpelle. Je lis un texte bien tourné, poétique, et découvre une belle écriture sans chichi qui me plaît. A son retour de vacances il m’invite chez lui. Quand il ouvre la porte, un détail fatal ne m’échappe pas: il n’a plus de barbe, bonus et porte un jean. Je daigne enfin le dévisager: une fossette sympa au menton, de grands yeux verts rieurs.

Sa pièce de vie est si bien rangée que je me demande s’il n’est pas maniaque, malus. Il a dressé la table avec une nappe rayée rouge et jaune, un bouquet de fleurs et des bougies aux couleurs chaudes, preuve d’une attention délicate et romantique, bonus. Ce qui mijote dans la cocotte sent vraiment bon et me rappelle le coq au vin de mamy Jeanne, bonus. Je m’étonne qu’il dispose déjà d’une ménagère complète: vieux garçon à 24 ans, malus? Il me parle avec tendresse de sa grand-mère avec qui il a choisi ce service, ce qui semble confirmer un attrait pour la cuisine.

Ce soir Marc n’essaie pas de m’épater. Je découvre son sens de l’hospitalité, son goût pour les voyages.

La conversation avançant, je fais table rase des malus/bonus.

Il touche mes cordes sensibles, la famille, l’amitié. A la lueur des bougies, je me surprends à considérer ses tâches de rousseur comme un pointillisme charmant. Son visage fin devient agréable tant il s’anime. L’ombre de la fossette joue avec les lumières vacillantes des bougies. Il fredonne un répertoire d’une voix grave, belle et juste. Une douce chaleur m’enveloppe. Je me sens bien et me laisse envahir par des sensations au plus profond de moi. J’entends, ressens mon cœur battre très fort dans ma poitrine et dans mes tempes. J’ai le sang à la tête. Marc se tait et me regarde, sérieux. Ce regard me trouble et je le soutiens en silence. Un courant passe de lui à moi, de moi à lui, à travers nos yeux, titillant des sensations multiples alors que nous n’avons pas le moindre contact physique. Je perçois des énergies qui ondulent subtilement puis de plus en plus intensément en moi. Nos respirations se synchronisent et nous savourons en symbiose cet instant enchanté, ce rêve éveillé suspendu dans le temps.

Quand je réalise à une heure du matin qu’il n’y plus de métro, je décide de rentrer à pieds pour prolonger et déguster ce charme magique, essayant de comprendre ce qui m’arrive et que je ne contrôle plus. Il s’inquiète de me voir partir en pleine nuit et insiste pour me raccompagner. Merveilleuse ballade nocturne dans les rues de Paris, main dans la main où Marc laisse libre court à ses déclamations burlesques, loufoques qui me font rire bêtement. Nous arrivons au pied de l’immeuble. Je ne sais ce qui me passe par la tête et lui propose de monter prendre une tisane. Il n’attend que cela. Une nuit douce, sensuelle, agréable, inoubliable.

Une nouvelle vie à deux a commencé ce 10 février.

Les fossettes au menton se sont démultipliées au fil des générations!

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 27 novembre 2020

Battements du cœur, battements du temps

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1

Frôlement sur l’épaule. Je lève le bras. Les filets d’air se divisent, contournent et enveloppent mon bras pour se reformer plus loin. Les larges feuilles du mûrier platane s’agitent. Dans le jardin, bercée par le balancement du hamac, je goûte cet instant de calme et capte des bribes de perception.

Flo & So dans la pataugeoire avec Arthur qui babille. Les voix changent de timbre près de l’eau, plus aigus et toniques.

Il doit être 18h. J’entends « la Toune », la tourterelle de mes voisins, qui se manifeste en fin de journée.

Le bruissement du vent dans les branches des arbres me parvient par vagues successives : le souffle léger prend de la vigueur puis s’estompe, silencieux. La vague suivante arrive, presqu’à l’identique cependant différente de la précédente. Je pense à la série « Ombres & Lumières » de panneaux textiles.

Le couple d’hirondelles, venu nicher sous le toit de la grange, s’occupe activement de sa progéniture. Je suis attendrie et attentive au cours de chant. Je distingue la mélodie des parents de celle, plus hésitante, des oisillons. Fascinant !

2

« Allons ma petite chérie, tu rêvasses ? A toi de jouer »

La pendule sonne une demi-heure. J’aime le battement régulier du balancier que j’associe à ma grand-mère. Je suis assise à la table ronde du séjour. La pièce, de « style provençal », réunit la comtoise, le coffre à pains, l’abat-jour posé sur un guéridon, la table et ses chaises. Elle sent bon la cire d’abeille que j’associe à mes vacances chez Mamy Jeanne.

Je suis seule avec ma grand-mère que j’aime tendrement.

Nous jouons aux cartes, invariablement au rami ou au huit américain, appris quand j’étais petite. C’est le moment où je passe en revue son visage que je trouve si attachant. Elle a un grand front, un regard vif traversant ses grosses lunettes, un grand nez bossu, une toute petite bouche qu’elle maquille de rouge le matin et après-déjeuner. Je me demande l’utilité de ce rouge dont il reste peu de chose en un rien de temps. Le rouge file le long des sillons autour de sa bouche. Drôle d’étoile dans son visage !

Sa petite coquetterie, le parfum qu’elle vaporise sur ses poignets au coucher, qui fait partie d’elle, que je reconnais entre tous, « l’Air Du Temps » de Nina Ricci.

Mamy est ma référence, un guide, un modèle. A 20 ans, j’admire sa force de caractère, ses capacités d’adaptation et son goût sans faille pour la vie. Ses atouts lui ont permis de surmonter un chemin entravé d’aspérités et d’obstacles plus ou moins douloureux, tout en restant ancrée dans ce qui lui est essentiel, une famille unie et curieuse de tout. Veuve à 30 ans, trois enfants en bas-âge, elle les a élevés seule grâce à son métier d’institutrice. Quinze ans plus tard, le petit appartement loué à Bizerte est bombardé et réduit en ruines. Heureuse d’être encore en vie avec ses trois filles, elle quitte la Tunisie pour un point de chute à Grenoble. Dans les bagages, son père et un rescapé, le séjour de « style provençal ».

3

A cet instant, je prends conscience que les cycles, les battements du temps, le rythme, participent à mon goût pour la vie. J’aime l’inattendu et adopte volontiers les chemins de traverse qui pointent vers une découverte d’autres environnements, culturels ou spatiaux.

Ma famille, toujours au centre de mes préoccupations, m’a fait naître et grandir. Merci. Je lui en suis reconnaissante. Les rôles ont basculé au fil des ans. Fêtes de Noël et événements familiaux déplacés chez nous. Ces dernières années, maman est devenue « ma fille ». Révélation, acceptation du cycle inéluctable de la vie. Réflexions sur l’évolution des relations au cours d’une vie, sur la circularité des rôles. Pas facile !

Précieux liens d’amitié. Ils sont le piment qui me déloge de la routine : livres échangés, randonnées, musique, repas élaborés ou pique-nique, tout est prétexte à se retrouver, pour le plaisir de refaire le monde.

Je m’aperçois que je suis particulièrement réceptive à tous les rythmes. Ils m’imprègnent, ils me font vibrer : piano classique, clavier dans un groupe de rock, élève dans un groupe de danse de flamenco.

Partager la danse ou la musique me fait approcher l’intangible, l’immatériel, l’indicible. Sentiment d’être un élément d’un organisme vivant qui a sa propre vie et qui agrège, en continu, les rajustements de chacun aux autres pour un résultat imprévisible, unique.

L’écoute et l’attention de chacun à ce qu’on réalise ensemble dans l’instant et dans la dynamique sont jubilatoires. Aucun mot pour décrire ce ressenti.

4

Au mouillage en Corse. Depuis le pont arrière du catamaran je me laisse glisser dans l’eau cristalline et nage jusqu’à la plage de sable clair. Jaime sentir la mer résister puis coopérer pour me faire avancer. L’eau redevient calme.

Elle a le goût du sel qui me rappelle le mois de vacances, petite, chez ma grand-mère paternelle, en Méditerranée. L’autre mois se passait à Grenoble, chez Mamy Jeanne.

Je joue sur la plage avec mon petit-fils Louis. Nous construisons un « méga château de sable ».

Les vaguelettes nous lèchent les pieds. Une vague plus vigoureuse nous surprend et détruit en un instant notre terrain de jeu. Louis tape des pieds sur les traces de l’écume, dans le sable mouillé, pour exprimer sa colère contre cette « méchante vague ». Je prends Louis dans mes bras et le berce en lui fredonnant la mélodie de « La petite cantate » de Barbara, sa chanson.

Nous sommes interrompus par des bruissements dans les fourrés. Le bruit enfle. Débarque sur la plage un troupeau de vaches. Louis a peur, oublie la vague, s’accroche à mon cou et me serre très fort. Il se détend quand le troupeau disparaît derrière la dune, laissant derrière lui des effluves d’étable.

Sur le petit visage lisse et rond de Louis, les larmes ont laissé des traces blanches, salées.

Je pense à ma grand-mère. Je suis fière des sillons qui creusent mon visage.

« Allez grand-mère, viens faire la course avec moi jusqu’au rocher ».

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 11 août 2020

Laissez parler les p’tits papiers

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« Qualification idéale pour personnes créatives adorant jouer avec les textiles! Vous développerez les connaissances théoriques et les savoir-faire utiles pour une carrière dans le secteur du textile. ». Ces mots, imprimés sur ce p’tit bout de papier ramassé dans un musée du textile, m’interpellent.

Je n’en crois pas mes yeux.

Depuis trois ans je cherche une formation alliant beaux-arts et tissus, pour le seul plaisir de créer des panneaux textiles avec mes doigts, mes mains. Ce p’tit papier recèle-t’il la pépite recherchée ? Je relis le texte à haute voix, prenant mon mari à partie.et téléphone depuis la voiture, sur le trajet de retour à la maison.

« Isabel’s speaking ! » Dans ma confusion, je n’ai pas remarqué que j’appelais en Angleterre, un dimanche. Isabel dévoile la formation « City&Guilds » qui s’impose depuis le Moyen-Âge chez nos voisins anglais. Prisée par les artisans et les artistes, elle est reconnue dans le monde professionnel du textile. Je n’envisage pas de changer de profession mais le contenu de cette formation correspond tellement à ce que je recherchais !

Mon mari hausse les épaules.

« Pas pour toi ! Tu ne vas pas changer de boulot à 45 ans. ».

Isabel poursuit le lever du voile. Les bases du design (couleur, forme, ligne, texture, volume) s’acquièrent à partir de sources d’inspiration historiques et contemporaines et par l’exploration d’environnements familiers ou inconnus. Les cinq réalisations (décor intérieur, accessoire de mode, tenture murale, objet en 3D, projet personnel libre) permettent d’appliquer les connaissances tout en jouant sur le contraste, l’équilibre, les proportions,etc. Deux ans sont requis. Cest long ! Si seulement c’était compatible avec ma vie professionnelle.

Isabel devance ma question. Pour les personnes en activité, elle a reformaté les cours hebdomadaires en six semaines en pension complète avec la tutrice, à 600€ la semaine. Le travail personnel se poursuit chez soi, à son rythme.

Je n’en crois pas mes oreilles, cela devient envisageable!

« Trois semaines sur cinq de congés, d’autant que les enfants apprécient les vacances entre copains. » Mon mari hoche la tête.

Trop tard, le mirage me séduit déjà.

Isabel poursuit. La deuxième partie, l’accompagnement artistique personnalisé, demande trois ans de plus et aboutit à un chef-d’œuvre évalué par une équipe d’artistes internationaux. S’il est retenu pour l’exposition internationale de Birmingham, c’est l’opportunité de s’engager dans une aventure.

J’adhère pas à pas aux paroles d’Isabel et rejette le clignotant qui m’alerte sur la phase cruciale du programme dans lequel je suis impliquée. L’A380, symbole de défis pour nous, ingénieurs, pompe toute notre énergie depuis des années. Je ne peux pas laisser tomber mon équipe de 150 personnes en France, mes homologues européens, mes collègues. Nous devons nous serrer les coudes, préparer les essais en vol, les exploiter. Cela signifie qu’il n’y aura plus de week-ends dans cette phase de mise au point.

Mon mari se retourne vers moi.

« Tu es ingénieur. Tu ne peux t’absenter pour des chiffons.

Tu sais que le programme est hyper tendu. De toute façon, tu ne seras jamais artiste. »

Moi, de réputation souple et posée, qui accepte les missions de « pompier » dans mon entreprise, sans jamais compter mes heures, je me surprends rebelle à 45 ans.

«Eh bien justement ! Parlons des loisirs peau de chagrin, des astreintes du WE, joignable mêmeen vacances : il n’y a plus plus de vie hors des avions. Par ailleurs, les enfants me le reprochent trop. J’ai besoin d’avoir une bulle d’oxygène, à moi.»

Mon ego, révolté, m’a donné le sursaut suffisant pour faire taire mon cerveau raisonnable.

Isabel en vient aux dates d’inscription. Il reste une place dans la session d’octobre.

Ma décision est prise, je m’inscris.

Le lundi, au service du personnel je demande un congé pour convenance personnelle. Mon RH ouvre grand ses yeux. « Pas vous, Ariane. Pas maintenant ! Est-ce que quelque chose ne va pas ? »

Stupeur, incompréhension de mon entourage, collègues, amis, famille. Personne ne saisit mon audace, personne ne peut imaginer ce pas de côté pour explorer un autre chemin, moi la « matheuse, la bête à concours, la raisonnable que l’on consulte pour donner son avis sur tout et surtout n’importe quoi !».

Je tiens bon.

J’ignorais que ce p’tit papier bouleverserait ma vie.

En octobre, je bascule dans un autre monde. Regard interrogateur de mon entourage. Je persiste.Trois ans plus tard, j’accroche « Peau sur Peau » à Birmingham.

Que de rencontres improbables d’artistes! Que d’amitiés originales et fidèles !

Le langage du fil, les gestes ancestraux de broderies ou de teinture ont mis en lumière d’autres clés de communication. Le rapport au temps, rythmé par des gestes a repris une valeur humaine, mémorisée dans les objets. Les liens tissés avec des personnes, en laissant les fils s’exprimer, font goûter à l’universalité de l’art.

Les broderies Yi en Chine, livre ouvert sur ce peuple, pour qui sait décoder les méandres des fils.

Les indiens Kuna du Panama, d’apparence masculine, avec une sensibilité féminine, sont appréciés pour leurs Mola. C’est fascinant de superposer des couches de tissus, de les creuser pour les faire réapparaître sous forme de créatures imaginaires. Métaphore de la couche supérieure, côté superficiel de la vie, avec la dernière, la plus profonde, la plus intime voire spirituelle.

Quels préceptes de vie!

Ma rencontre avec Michèle Odeyé-Finzi, anthropologue partageant l’univers des Dogon du Mali, a été l’occasion de discussions passionnantes où elle raconte ce peuple, ses coutumes, sa cosmogonie, ce qui « nourrit le sens, les sens, continûment à l’œuvre de tous vers tous, de tout vers tout. » [Extrait de son livre « dogon doumbo doumbo »]

« Laissez parler les p’tits papiers, à l’occasion papier chiffon »

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 7 août 2020

A bord du nuage, pour le meilleur ou pour le pire

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« Vent de face de Corfou à Rome, ça ne passera pas avec quatre heures d’autonomie. »

A 11 heures ce vendredi nous sommes tous les quatre sur le tarmac de Corfou. Titi, notre pilote, vient de prendre la météo. Je le sens préoccupé. Il ne retient pas l’option de se dérouter sur Brindisi. Nous sommes tous d’accord car nous n’aurions aucune chance de rentrer à temps pour reprendre le boulot lundi. Après de longues discussions avec le contrôle aérien, la décision prise est de rejoindre Naples. Il faudra bien repérer sur notre route le seul col des Apennins que pourra franchir le petit avion pour rejoindre Naples.

Plan de vol déposé.

J’ai une confiance totale en Titi, un copain d’école, passionné de vol à moteur, de vol à voile et champion régional de voltige. Il cumule à 26 ans 400 heures de vol. Petit bonhomme rondelet, toujours en jeans et T-shirt blanc, il est calme, posé, attentif à la sécurité dans les airs et joyeux luron quand il touche la terre de pied ferme. Son bonjour légendaire, « la vie est une vallée de larmes » qu’il claironne en se frottant les mains, avec un large sourire dans son visage tout rond, est devenu contagieux à l’école. Le copilote, Gérard, quelques dizaines d’heures de vol, prend à cœur son rôle de navigateur. A eux deux, ils forment un bon équipage. Mon mari et moi-même sommes « passagers ». Nous avons rêvé ce voyage en Grèce, en petit avion, alors que nous étions étudiants. Désormais ingénieurs tous les quatre, nous l’avons conçu et mijoté pendant des mois dès qu’il est devenu accessible à nos bourses. Sa seule limite, c’est son calage dans un calendrier car nous n’avons droit qu’à quinze jours de congés.

« Fox Bravo Echo Uniform Juliet requests Authorization to Take Off ».

« Fox Bravo Juliet Clear to Take Off »

Nous décollons enfin en début d’après-midi, les gilets de sauvetage sur le dos. Le moteur ronronne dans un grand ciel. La magie du vol à vue produit toujours ses effets de liberté, de beauté, en navigant dans des échelles différentes. La côte grecque et la péninsule du Péloponnèse défilent sur le bleu profond de l’Adriatique. Nous repérons la petite île, loin des touristes, où nos amis d’école Michaela et Sotiris nous ont reçus si chaleureusement. Déjà la botte italienne se profile et nous apparaît telle une carte de géographie en couleur.

Au loin, j’aperçois un trait gris dans un ciel clair. Nous nous dirigeons dans cette direction. Notre fidèle Rallye 180 ronronne calmement. Nous repérons les Apennins et le col crucial à survoler. Tout est nominal sur notre vol, les instruments de bord affichent une vitesse, une altitude et un taux de montée corrects pour passer le col et de surcroît l’air ambiant est calme. Le trait noir, au loin, s’épaissit cependant à vue d’œil pour rejoindre les contours de la montagne. Le contraste avec la clarté du ciel est saisissant, superbe et rend l’atmosphère irréelle. Je voudrais saisir ces instants fugitifs avec la caméra. Trop tard ! Nous commençons à être secoués, vraiment secoués de plus en plus fort au point que je lâche la caméra, notre précieux cadeau de mariage et attrape la main de mon mari. Titi et Gérard se consultent du regard. Il n’y a plus d’alternative possible. Il nous faut traverser les Apennins pour rejoindre Naples. Titi se retourne « Attendez-vous à être bien tabassés. Passage du col délicat mais ça ne va pas durer longtemps. J’en ai vu d’autres.»

Des rabattants de ce côté du col menacent de nous faire percuter la planète. Titi tire le manche à lui, jusqu’à le coller à son ventre pour tenter de faire monter l’avion. Les secousses s’intensifient. Il fait sombre au milieu du nuage qui nous malmène. L’avion lutte à mort contre ce nuage et peine à prendre de l’altitude. Pas un mot entre nous.

Nous sommes suspendus au sang-froid de Titi.

J’ai les mains moites. Une odeur de sueur flotte dans la cabine. Est-ce l’odeur de l’angoisse âcre et rouge ? Ouf, le col est franchi. Malheureusement ce « ouf ! » ne dure pas car nous sommes immédiatement happés dans ce même nuage qui avance toujours face à nous, tel un rouleau compresseur imperturbable, déterminé, plus fort que tout, et que nous en particulier. Il a développé des mouvements ascendants en son propre sein pour franchir lui-même les Apennins. Le seul hic, c’est qu’il nous a kidnappés dans sa dynamique. Il nous fait prendre de l’altitude sans que Titi ne puisse le contrer. Le manche est poussé à fond pour piquer. Mais notre petit avion n’est plus qu’une légère feuille à la merci du nuage qui nous aspire encore plus haut.

Dans ma tête, les hypothèses se bousculent. « Jusqu’où allons-nous monter, sans oxygène ni pressurisation dans la cabine ? Ce serait trop bête d’en finir ainsi.». Je pense à ma famille, à mes amis. J’agrippe mon mari qui a le regard figé vers l’avant. Il n’en mène pas large, lui non plus. Tout vibre, tout tangue violemment. Le bruit d’un vent fort nous menace.

Brutalement, le ciel s’éclaircit.

Titi nous a sortis du nuage et l’avion reprend son ronronnement régulier.

Il ne nous reste plus qu’à trouver l’aéroport de Naples.

C’est à ce moment précis que j’ai pris conscience de la gravité de la situation que nous venions de vivre. Je croyais Titi infaillible. Or le stress, au passage du col, lui avait ôté toute capacité de lire la carte aérienne et de situer l’aéroport de Naples.

Panique à bord.

Gérard liste à haute voix les points de repère (la baie de Naples, etc.) que personne ne voit. Titi vire à 360°, impossible de nous positionner ! « Tenez, prenez la carte, et essayez de repérer l’aéroport, vous deux, à l’arrière. Je refais un virage complet. »

Nous étions si proches de l’aéroport que la tour de contrôle nous a pris totalement en charge par liaison radio. Une fois posés, nous apprenons que l’aéroport restera fermé tout le WE pour cause de mauvais temps.

La vie a failli être une vallée de larmes !

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 23 juillet 2020

Le tout premier trio

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Atmosphère tamisée derrière le rideau de scène. Ce soir, un léger trouble me chahute, me taquine. Je n’y prête pas attention. Je suis dans les coulisses avec mon groupe de rock « SevenΦtender ». Notre formation, toute jeune, est ici pour son tout premier concert en public. Je ressens au fond de moi cette énergie si particulière et stimulante qui circule dans le groupe. Cette fois-ci elle est étrange, singulière, différente de celle des répétitions. Je suis incapable de la décrire. Est-ce la pénombre et l’écran entre nous et la salle qui décuplent mon attention au moindre bruit ? Je distingue nettement les craquements du plancher et des bruits grinçants de chaises couvrant le brouhaha informe du public.

La balance a été faite dans l’après-midi. Les instruments de musique et les enceintes sont en place. Je perçois, aux clins d’œils, aux hochements de têtes, aux sourires niais échangés en silence dans le groupe, que l’entrée en scène approche. Au fond de la salle, la régie est prête. Les projecteurs s’allument. Le brouhaha du public s’estompe. Le silence occupe l’espace. Le trouble chahuteur devient de plus en plus oppressant. C’est bizarre. Je n’ai jamais ressenti cela. Je tente d’évacuer cette oppression en me concentrant sur le premier morceau du concert, « The show must go on » de Queen, où les deux claviers vont exceptionnellement tenir le tempo, seuls, pendant les huit premières mesures. Zut ! Cela ne passe pas. Ma vue se trouble. J’ai de plus en plus de mal à respirer. Mes oreilles bourdonnent puis plus rien. Je ferme les yeux. Défilent alors dans ma tête des souvenirs gravés au plus profond de ma mémoire.

Cela se passait dans mon école, j’avais tout juste quatre ans. Pendant les récréations je discernais, dans le brouhaha de la cour, des sons qui semblaient venir d’en haut, de l’étage réservé aux grands. Ces sons m’attiraient irrésistiblement.

Un jour, n’y tenant plus, je vais dans le hall des grands, emprunte leurs escaliers puis, arrivée à un palier, me dirige comme un automate vers ce son magnétique. Je franchis un porche et me retrouve dans une immense salle mystérieuse. Mes pas résonnent. Je m’immobilise. Mes yeux seuls bougent, appréhendent la salle d’un mouvement circulaire. A droite, des vitraux colorés. Au milieu une très longue table dont je ne vois pas le bout car j’arrive à peine à la hauteur du plateau. A gauche, une rangée de portes entrouvertes ou fermées, d’où s’échappent les sons qui me font signe, m’interpellent.

N’osant perturber la magie de ce lieu, je me dirige à pas feutrés vers ces sons et pousse la première porte. Une petite fille, juchée sur un tabouret, les jambes ballantes, s’amuse toute seule avec un énorme piano. Ses mains se baladent doucement, sautent, rebondissent sur le clavier et le piano lui répond avec des sons liés, doux, piqués, joyeux, espiègles. La petite fille ne m’entend ni ne me voit . Elle semble hors d’atteinte, dans sa bulle.

J’avance et pousse la deuxième porte. Un petit garçon et une dame jouent ensemble avec un autre piano. Mon cœur bat fort, très fort. Une émotion de bonheur me gagne, m’envahit. La dame m’aperçoit du coin de l’œil et s’arrête de jouer. D’ un geste de la main, elle m’invite à entrer dans la petite pièce. Je suis paralysée. Ai-je fait une bêtise en quittant la cour de récréation ? J’hésite à passer le seuil de la porte. Mais la dame a déjà tout compris et me rassure d’un large sourire. Elle m’installe sur un autre tabouret, à côté du petit garçon, et me laisse faire connaissance avec le piano. Vu d’en haut, le piano m’apparaît beau, majestueux et accueillant. Il me rassure grâce à son rythme régulier de barres blanches sur lequel reposent des bûchettes noires regroupées par paquets de trois

ou de deux. Mes petits doigts explorent sans timidité les touches noires comme les touches blanches, un doigt après l’autre. J’écoute, respire, m’imprègne de ces sons qui me font vibrer.

Certains me font penser à des petits oiseaux, d’autres à des gouttes de pluie, d’autres à un méchant loup. Dans ma tête, je me raconte l’histoire de « Pierre et le loup ». Quelque chose de magique se produit. Je ne me rends pas compte que le petit garçon m’a rejointe dans mes tâtonnements et imprime à mon jeu une pulsation, un rythme, auquel je me suis accordée. L’alchimie prend si bien que la dame ajoute, par touches subtiles, quelques harmonies et amène le trio improvisé vers d’autres rythmes. J’ai l’impression de n’être plus que sons, musique, air. Je suis légère. Je n’ai plus aucune notion de temps, de lieu ni même de qui je suis. Je prends confiance et m’aventure à jouer avec plusieurs doigts en même temps ; je fais glisser une main sur le clavier, dans un sens, dans l’autre puis écrase une main entière sur plusieurs notes et fais durer le son. Ce charme s’arrête brutalement au son de la cloche qui sonne la fin de la récréation.

C’était ma première improvisation en trio ; je ne le savais pas encore. Mais ce dont j’étais sûre, c’est que je comptais bien troquer mes récréations pour goûter à ce lieu enchanteur, envoûtant, hors du temps.

Je reviens tout doucement à moi en entendant les voix de mes amis. J’ouvre les yeux et réalise que le groupe « SevenΦtender » est au complet dans une petite salle derrière les coulisses. Que s’est-il passé ? Je ne saurai jamais pourquoi ce malaise est arrivé à ce moment-là. Je me sens beaucoup mieux et me relève. L’orage taquin qui me troublait est passé.

Le groupe entre en scène.

Chacun ajuste sa place.

Le concert démarre avec ses ingrédients de connu et d’inconnu qui en feront sa singularité.