Il a saisi Eva par sa chevelure et a tiré fort

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Moi, Julien, quinze ans, je suis chargé ce mois-ci de surveiller dans la cour de récréation du collège trois jeunes enfants jusqu’à l’arrivée de la navette scolaire qui les conduit à l’école primaire. Un arrangement pratique pour deux professeurs du collège qui ont leurs enfants en primaire. Ce lundi 19 mars 2012, j’arrive plus tôt que d’habitude pour m’imprégner du réveil progressif de la cour où les voix des professeurs et des élèves s’animent et se fondent en un brouhaha vitalisant. Eva, huit ans, est déjà là. Elle joue à la marelle sur les cases qu’elle a dessinées au sol, à la craie blanche. Elle saute à cloche-pied sur les carrés 1, 2, 3 puis atterrit des deux pieds sur les 5, 6 et continue ainsi jusqu’au « ciel » qu’elle a matérialisé avec sa craie bleue. Puis arrivent Sam et Jo, respectivement six et sept ans, accompagnés de leur père, qui raconte probablement des blagues, à voir leurs trois faces hilares. Je tends l’oreille et regarde en direction du portail, attentif à l’arrivée de Cathy, la jeune fille qui accompagne les enfants dans le bus scolaire.

Il est 7h50, la navette sera là dans cinq minutes.

A cet instant je distingue dans le bruit de fond de la rue un moteur de scooter qui ralentit puis s’arrête. Je vois débarquer en ombre chinoise, dans l’encadrement du portail, un individu cagoulé portant un casque sur la tête. Bien campé sur ses jambes il saisit du regard un instantané de la cour et ouvre subitement le feu. J’entends plusieurs détonations violentes. Une onde de choc se propage dans la cour. Une panique générale atteint adultes, enfants, profs et élèves qui crient, hurlent, courent dans tous les sens. Au milieu de ces mouvements désordonnés quelques personnes se dirigent vers le réfectoire et entraînent très vite dans leur sillage un ruisseau humain. J’essaie de rejoindre Eva pour tenter de la mettre à l’abri.

Tout se passe très vite.

Dans cette marée humaine qui enfle, j’aperçois le père de Sam et de Jo, affolé, tiraillé, hurlant: il attrape le plus jeune, Sam, dans un bras et tend l’autre bras vers l’aîné. Mais Jo court vite devant eux, happé par le courant. Sam et son père s’écroulent brutalement, atteints par les balles du tueur. Jo a sûrement senti la chute paternelle car il arrête sa course et se retourne. Il se baisse, fait demitour et rampe au sol, le cartable sur le dos, la tête à peine relevée pour rejoindre son père et son frère. Il se meut comme il peut, le malheureux, à contre-courant des jambes qui sautent par dessus lui, des pieds qui butent et trébuchent sur son corps. Ses efforts sont surhumains. La recherche de protection auprès de son père lui est implacablement volée par une nouvelle balle qui le touche, lui, cette fois-ci. J’ai un haut le cœur en voyant au sol le père et ses deux fils immobilisés. C’est horrible.

Dans sa course, Eva a fait tomber son cartable et se retourne pour le récupérer, je suppose. C’est là que surgit devant moi l’homme casqué. Il me bouscule, poursuit l’enfant, l’attrape par ses tresses blondes. Je n’entends pas Eva mais je vois son visage d’enfant déformé par la peur, ses grands yeux bleus écarquillés, ses petites mains encore potelées, collées aux oreilles. Le tueur vocifère je ne sais quoi tout en pointant son pistolet vers la tête d’Eva. Il la rate, change de pistolet et lui tire une balle à bout portant. Elle s’effondre. Je n’ai pas le temps de la rejoindre. Le tueur tire encore plusieurs balles dans la cour. L’une d’elle me blesse. Je tombe à mon tour, vois le tueur s’enfuir et entends le scooter redémarrer.

La sonnerie de 8h retentit dans une cour anesthésiée, silencieuse, atterrée.

Où est Eva? Est-elle seulement blessée comme moi? Respire-t-elle encore? Je n’arrive pas à me relever. Quelques personnes reviennent dans la cour. J’entends mon ami Dylan.

– Ça va, Julien? me demande-t-il, des sanglots dans la voix.

– Eva? C’est le seul mot que je peux prononcer.

Il parvient à me redresser légèrement en me soutenant. Mais ma tête tourne, j’ai comme un vertige et n’arrive pas à repérer la petite fille, malgré mes efforts. Sidération devant ce carnage barbare, abominable, abject, d’une violence indicible. J’entends les secours arriver. Le SAMU me transporte sur une civière et m’amène aux urgences.

Je m’évanouis sans avoir jamais revu Eva.

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