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Castelnau, le 23 janvier 2021
Mon cher Octave,
Qui aurait cru que toi, Octave, tu sois le protagoniste de ma nouvelle ?
Cette idée saugrenue me vient maintenant, alors que je cherche une histoire à suspense à te raconter ce matin, sous notre arbre à palabres. Je te lis à haute voix ce que je viens de coucher sur le papier car je compte bien évidemment sur toi pour m’aider à introduire des détails palpitants de notre intimité. Rassure-toi, cela restera entre nous.
Nous avons nos drôles d’habitudes de vieux couple, depuis le temps, 20 ans, 30 ans, 40 ans… Ça marche encore !
Le matin, ça commence toujours de la même façon. Dans un premier temps, tu le sais bien, je m’imagine sous un arbre à palabres et j’invente l’histoire du jour. Mes doigts commencent à te réveiller. Je tapote ici ou là, avec une main puis l’autre puis les deux. Tu réagis à ce jeu subtil. Ta belle voix grave, unique, m’émeut et m’étonne encore, comme la première fois. Maintenant que tu es réveillé, nous dialoguons, nous entremêlons nos gestes et nos voix, les graves et les aigus s’interrogent, se jaugent, s’estiment, se répondent pour conclure en cadence parfaite ce début d’échauffement matinal.
Dans un deuxième temps, je me prends pour une goutte d’eau, une petite goutte cristalline, aiguë. Nous jouons à simuler la pluie fine qui rebondit sur le feuillage dense d’une forêt, en clair obscur. Une goutte, puis deux, puis trois, la pluie s’installe, persistante, se déverse du ciel. Mes doigts sautillent l’un après l’autre, rebondissent sur les taches blanches ou noires du sous-bois, mes jambes et mes pieds se dégourdissent, t’effleurent. Bras et jambes, tous mes muscles tendus, s’appuient sur toi, d’une pression forte. Tu émets des sons puissants, altiers, amples. L’orage gronde en nous. Nous vibrons dans cet espace en tension. Nous nous figeons jusqu’à ce que le silence et l’apaisement reviennent… mais pas pour longtemps.
Car au troisième temps de notre rituel matinal tu t’attends à ce que je te prenne par surprise. Tu connais mon goût pour l’improvisation avec son lot de risques et d’écueils et parfois, ces instants où on touche à l’inattendu prodigieux ou déconcertant. C’est le moment où tu t’abandonnes complètement. Mes doigts fouillent les moindres de tes recoins. Je te taquine et je te cherche, attentive à tes réactions. J’adore quand ta voix si harmonieuse se fait grinçante ou espiègle. Je tente de retrouver ces grincements qui me font saliver. Je les rejoue et les rejoue jusqu’à m’en imprégner. A mes silences, tu réponds par des pauses plus ou moins longues ou des soupirs parfois. Ça ne fonctionne pas immédiatement, on le sait bien, tous les deux. On a besoin de temps. Ce n’est, en général, qu’à partir du moment où je ne réfléchis plus, le rythme s’installant, s’imposant de lui-même, nous portant naturellement, que cette improvisation se déploie, s’agrémente et s’achève dans un temps à jamais suspendu.
Ça y est, nous sommes enfin prêts l’un et l’autre à étudier cette nouvelle partition de Piazolla, « El Invierno ». Nous avons une échéance, dans deux mois, pour une surprise, tu te rappelles, les 20 ans de Stella.
Voilà, Octave, mon cher piano, mon compagnon des joies et des tristesses,
l’hommage que je te rends.
Brigitte