Décalages horaires

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Demain, vendredi, sera réservé à l’écriture d’une nouvelle.

Je me vois déjà composer, dès l’aube, le premier jet. J’adore écrire dans l’ambiance matinale qui stimule mes sens : le lever de soleil me ravit, les chants d’oiseaux me fascinent, l’odeur du café m’émoustille.

A 6h, je ressentirai cet instant d’exaltation où je choisirai l’enveloppe usagée, dédiée au brouillon. Stylo dans une main, tête reposant dans l’autre, j’entendrai la bille du stylo qui glissera et crissera sur l’enveloppe ; je contemplerai les lettres qui s’agglutineront et formeront des mots. Le stylo donnera du corps à certaines majuscules qui prendront la direction de phrases. Tout s’agencera librement ; une idée en amènera une autre. Ça percutera, ça rebondira…et hop ! Ce vendredi, le premier jet de ma nouvelle aura jailli vers 8h.

J’aurai une matinée entière pour vaquer à d’autres occupations. A midi, je retournerai au premier jet que je regarderai cette fois de haut, l’œil impartial : déplacement de paragraphes, utilisation de flèches et de repères. Je barrerai, j’accumulerai des synonymes, je reprendrai des phrases. Une autre enveloppe accueillera tous mes délires – pas de censure à ce stade. Je me risquerai même à des idées de titres.

Après déjeuner, je dévoilerai ce premier jus à mon mari. Je capterai son regard mais il affichera un mutisme sournois à moins de fermer les yeux. Dans la peau de mes protagonistes, je m’emballerai, je ressentirai leurs émotions. Au cas où mon mari relèverait un détail iconoclaste, je lui couperai la parole : tu ne connais pas la consigne ! Voilà, pas d’interruption jusqu’au point final.

Je frémirai, pourtant, en lui demandant, à la fin : « Qu’en penses-tu ? »

Il lancera au choix, « il n’y a pas de chute », « ça intéressera qui? » et rarement « ouais, pas mal ! ». Je filtrerai ce qui m’arrangera et afficherai délibérément une certaine fierté de tenir entre mes mains la promesse d’une super nouvelle, demain à 13h30.

Vers 14h, je saisirai sur ma tablette mes écrits dispersés pour affronter le saut d’obstacle des 6000 signes, déterminant pour la stratégie à mettre en place. Cette fois, bien en-dessous du chiffre fatidique, je me régalerai à ajuster les mots, palper le rythme, entendre les sons. Deux heures plus tard, j’enregistrerai cette nouvelle dans un dossier et la qualifierai de brouillon.

Bel exploit gratifié de cinq carrés de chocolat !

La nouvelle trottera dans ma tête, se rappellera à moi les jours suivants, mûrira. Je peaufinerai le texte jusqu’au moment où je déciderai de ne plus y toucher. Cet instant sera critique car je résiste rarement à une conclusion … qui massacre la nouvelle. Je le sais, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de retomber sur mes pieds, dans le concret. Cette fois-ci, je tiendrai bon et j’enverrai la nouvelle à des amis, passionnés comme moi de lecture et d’écriture, pour qu’ils me fassent part de leurs précieux commentaires.

Ça vaudra cinq carrés de chocolat.

Je rejoindrai Octave, mon piano, pour lui exprimer ma joie. On batifolera, je redoublerai d’ardeur!

Ça y est, on est enfin vendredi. Je me réveille, gonflée à bloc, pleine de bonnes intentions.

Le soleil se lève tout juste, il est 6h. L’émission de radio que j’écoute est si captivante que je fais traîner mon petit déjeuner. Je dérape d’une demi-heure mais ce n’est pas grave et je profite de ce que la journée s’annonce chaude pour mettre une lessive en route, sans attendre .

Quand je prends enfin le stylo, il est 8h. Je m’en veux de m’être laissée prendre par l’émission de ce matin, mais je manque vraiment d’inspiration aujourd‘hui. C’est alors qu’une idée géniale se pointe : et si je glanais des idées dans un livre qui parle d’ironie. Ce livre est si drôle que je me plonge littéralement dedans, alertée heureusement par le bip du lave-linge. La lessive finie, j’étends le linge, dehors.

Oups ! 9h ! C’est l’heure d’Octave, mon piano, qui s’impatiente. Lundi prochain, à l’atelier rock, je dois jouer un morceau où mon passage en solo accroche encore. C’est la priorité, je n’ai pas le choix. Je répète en boucle le passage difficile quand un bruit strident m’arrête brusquement.

Flûte(Signe d’exaspération chez moi) ! Nos voisins bâtissent une terrasse : une disqueuse découpe des carreaux à côté de l’étendoir à linge. Je m’empresse de rentrer le linge, affrontant un nuage de poussière blanche. Le bruit horrible interdit à la fois piano et écriture. Ce vacarme aigu envahit ma tête, la maison et même le jardin. Il est déjà 10h. Ne supportant pas ce bruit, je pars marcher en forêt, sans montre ni téléphone. Quand je réalise que je devrais disposer de mon premier jet à cette heure-ci, ça me met en rogne. La faute à qui ? Bon, ça ne sert à rien de ressasser. Et si je cogitais sur un titre qui pourrait inspirer la nouvelle ? Décalage horaire ou L’art de temporiser ? La marche m’a au moins fourni un titre, faible consolation de mon retard mal assumé. Je fais une grande boucle par les vignes, apaisée.

Il est 12h30 quand j’arrive à la maison. La pause pique-nique des carreleurs nous autorise à déjeuner dans le calme. A l’heure du café, je fais le point : décalage de déjà 7 heures. Ça m’attriste un petit peu et c’est là qu’Octave me fait signe. J’accours illico : au bout d’un certain temps, arrivant enfin à jouer le fameux morceau, les yeux presque fermés, je jubile et me laisse aller à Bach, Lady Gaga, Piazzolla … Je perds toute notion du temps. Octave est tellement incroyable, avec ses graves sublimes ! Mon mari débarque :

– Alors, ta nouvelle ?

– Qu’est-ce qu’elle a ma nouvelle ? J’avais la tête ailleurs ! Il est déjà 16h !

Ça sent le roussi ! Je me connais assez pour savoir qu’étant du matin, entamer un premier jet maintenant serait inefficace. Au point où j’en suis, j’oublie mes bonnes résolutions et mets en place mon plan d’urgence imparable :

report à demain du premier jet et mise à l’écart de la radio, des livres et d’Octave.

Décalage de 24 fuseaux horaires !

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 9 juillet 2021

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