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Je suis prêt à tout pour préserver l’harmonie de ce lieu où j’ai pris racine il y a longtemps, où je me suis fortifié au milieu d’autres arbres, où je suis devenu le plus vieux de la forêt, un sage.
Nos racines se parlent
Nos branches bruissent et chantent
Nous hébergeons faune et flore.
Été, automne, hiver, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, la vie grouille dans cette forêt. Au printemps, des messagers s’installent ici pour un temps, nichent dans nos branches, y élèvent leurs oisillons. Parmi nos hôtes, un poète sans âge a construit sa chaumine dans la clairière aux papillons, au bord du lac. Il nous écoute la nuit, perché sur un rocher, écrit à l’aube, nous chante ses haïkus l’après-midi :
Dans la clairière Jour d'un printemps lumineux Je respire le monde Le vide et le plein Le silence et le son Accomplissent l'harmonie du monde
Ce matin, une cacophonie fracassante couvre les chants de l’aube de la Grive musicienne, des mésanges bleues et des Rossignols. Je suis alerté par des bruits singuliers qui rompent notre équilibre délicat. Du haut de ma cime, j’aperçois, de l’autre côté du lac, un convoi de machines curieuses qui avancent lentement, dans un ronronnement de moteurs. Soudainement, une abatteuse tranche le tronc d’un arbre, puis d’un deuxième …/… Je vois mes confrères s’effondrer, l’un après l’autre. Je perçois, dans leurs craquements, leur chant du cygne, noble, empli de grâce. Je saisis, aussi, leur appel, nous exhortant à résister à ce pillage inique.
Je lance le signal d’alerte qui avertit notre forêt du danger imminent. Mes racines communique avec le réseau souterrain tandis que mes branchent s’agitent et désigne le lieu du danger.
Une pelleteuse déchaînée, montée sur des chenilles titanesques, creuse des tranchées, une broyeuse – déchiqueteuse avale les branches et les réduit en copeaux. Toutes les deux avancent, inexorablement, et bousculent tout sur leur passage.
Monstruosité
Le tas de ferraille éventre
Carnage cruel
Elles contournent les bords du lac, elles se rapprochent. Leurs bruits insoutenables résonnent partout : le sol vibre, nos racines tremblent, les animaux ne savent plus où aller, tétanisés par la peur. Le poète hurle, prend le lac à témoin, supplie la forêt.
Prenant la direction des opérations, nous nous mettons tous à l’œuvre,
fouines, belettes, racines noueuses, fougères oscillantes, lianes tentaculaires, ronces piquantes, nuages d’insectes, oiseaux aux becs acérés,
tous à l’unisson,
pour faire barrage à ces machines ravageuses, pour arrêter le désastre !
Le ciel courroucé se joint à nous. Un orage tumultueux éclate, de la grêle se déverse en torrents sur les engins, des éclairs aveuglants cisaillent le ciel. Notre forêt, unie et rassemblée dans ce moment crucial a tenté l’inimaginable.
Ferraille ligotée
Adieu ravages et dégâts
Forêt sereine
Harmonieuse à nouveau
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Brigitte DANIEL ALLEGRO
Castelnau d’Estrétefonds – 9 décembre 2021