Maria

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Je débarquais à Paris avec mon kit de survie, bondé de livres et de peu de vêtements, pour y poursuivre mes études. J’avais la chance d’avoir une chambre à la Cité Internationale, sous réserve de la partager avec une autre. Et ce fut toi, Maria. Tes grands yeux verts, ton visage aux pommettes hautes, tes cheveux blonds, une silhouette irradiant de l’énergie, et ce geste, TON geste, ta tête qui me salua légèrement penchée de côté, avec un large sourire.

Tu m’accueillis d’une révérence, avec grâce. Je viens de Pologne, de Cracovie, me dis-tu. Puis tu m’invitas à découvrir notre chambre. Des souvenirs affluent, un pointillisme rayonnant surgissent fous rires, clins d’œil, complicités, musiques, des discussions sérieuses sur nos études, nos convictions, nos idées, nos doutes, nos valeurs ; des odeurs aussi, celle du thé, des soupes de ton pays, cuisinées sur notre petit camping gaz.

Quel bonheur ce hasard de la vie, à vingt ans !

J’ai découvert ta famille à travers la photo en noir et blanc, que tu avais toujours avec toi, dans ton porte-monnaie marron clair, en cuir. C’est ma mère, m’as-tu dit magnifiquement en la désignant, allongée dans son cercueil. Puis ton doigt a effleuré sur cette photo ton père et ta sœur, ton aînée de quinze ans. La petite fille de six ou sept ans, accolée au cercueil, fixant l’objectif, c’était toi, avec déjà ce regard déterminé. J’étais profondément choquée par cette photo, qui représentait tant, beaucoup, tout, pour toi. J’ai appris qu’une longue maladie avait bercé ta petite enfance, imprimant une blessure profonde, dans cette famille unie.

Des liens étroits se sont tissés entre nous, au fil des jours, des mois, de la vie.

Grâce à toi, notre chambre se métamorphosait parfois en salle de concert, les lits agencés en banquettes, le vieux plancher en bois nous servait de parterre. Ton petit groupe d’amis polonais se retrouvait chez nous, chacun amenant une spécialité. Je découvrais vos préférences culinaires. Après ces mises en bouche, Yolanda prenait son accordéon et jouait des mélodies de votre pays. Tu chantais, vous chantiez tous, à une ou plusieurs voix. Très vite, tes joues rougissaient, j’adorais te voir ainsi. Tu dansais, tu perdais ton français et je goûtais votre langue chuintante, tonique où les « CH » et les « DJJ » captaient mon attention. Je tapais dans les mains, en suivant votre tempo vif. Vos cercles se faisaient, se défaisaient. On ouvrait les fenêtres. La pause vodka, la seule, la vraie, la Wyborowa, vous ramenait chacun quelque part, chez vous.

Tu prenais plaisir à me raconter le monde de l’agronomie, ton domaine d’études. Un jour tu m’éclairas sur « les pRopRiétés oRganoleptiques du beuRRe » ; j’entends encore aujourd’hui ces « RRR » longuement roulés. Tu m’ouvrais les yeux sur les artifices de cette industrie qui fabriquait des produits uniformes, en ajoutant des colorants dans le beurre, suivant les saisons. La vie de la campagne et les variations saisonnières s’en trouvaient gommées. Éloignement des cycles des saisons pour le consommateur-client.

J’avais noté, assez vite, tes rendez-vous du jeudi soir. Pour moi, c’était ton jardin secret jusqu’au jour où tu as remarqué, sur ma table de chevet, le bouquin l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Tu m’as demandé l’autorisation de le lire, car il était interdit en Pologne, comme en Russie. Stupeur naïve de ma part, que tu as relevée. Mon étonnement, mes questions, t’ont encouragée à aborder des points sensibles : la langue russe, subie pendant toute ta scolarité, qui te pesait et en disait long sur le contrôle d’un pays sur un autre.

Tes rendez-vous du jeudi n’étaient, ni plus ni moins, que les comptes-rendus hebdomadaires auxquels tu étais astreinte, au consulat de Pologne, en échange de la prolongation de ta bourse. Tu devais fournir les noms des personnes croisées et les sujets abordés, tous les sept jours. Tout était noté et consigné, quelque part. J’ai ressenti, à ce moment-là, la confiance que tu m’a prouvée et en même temps, je n’ai pas pu m’empêcher d’évoquer un espionnage forcé, astreignant pour toi.

C’était le contrat que tu honorais, fidèlement.

J’étais abasourdie. Ce secret partagé est devenu un ciment indélébile, entre nous. Maria, toi, curieuse et si intelligente, polonaise au fond de tes tripes, tu voulais jouer un rôle dans la vie de son pays. Contrairement à la plupart de tes amis qui se sont mariés à la fin de leurs études et sont restés en France, tu avais décidé de retourner en Pologne. Tu te sentais redevable à ton pays de ces années formidables passées en France. Tu te faisais une joie d’aller diriger une laiterie. C’était fin 76.

En 82, c’est toi qui frappes à ma porte, à Paris.

Tu n’as pas changé : la tête à peine inclinée, ton regard volontaire, courageux. Nous tombons dans les bras l’une de l’autre. Tu m’offres un petit paquet. Pour ton fils, me dis-tu, petit bonhomme de tout juste un mois.

Tu t’assieds au bord d’un fauteuil et récapitule à voix haute.

La fuite de ton pays, sans avoir prévenu ni ton père ni ta sœur. Tu as les larmes aux yeux, ta gorge se noue. Tu te mets à la place de ta famille, tu imagines leur désarroi, leur incompréhension mais présume aussi leur compréhension. Car ils savent que ton rêve, la laiterie, est le cauchemar qui te broie avec ses plans quinquennaux et les sanctions inexpliquées. Tu n’as plus foi dans le modèle politique de ton pays. Tu rejoins Solidarność. Tu veux faire connaître, témoigner, agir pour ton pays. Ta survie, ton salut, tu l’aspires dans le pays de tes vingt ans, où tu as connus tant d’étudiants de tant de pays, à la Cité Internationale, élargissant tes horizons. Tu viens de rejoindre une radio qui émet en polonais, pour les Polonais vivant en France. Tu gardes des enfants, pour survivre. C’est ton choix. Tu ne veux pas me donner tes coordonnées, pour me protéger, et tu t’en excuses. C’est ton choix.

Sublime geste d’amitié !

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – Le 6 février 2022

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