L’étranger (version 2)

Temps de lecture : < 1 minute

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J’entrouvre la porte à toi, l’étranger, qui vient de je ne sais où, à la tombée de la nuit.

Les interrogations se bousculent dans ma tête et même à haute voix au fur et à mesure que je te dévisage : tu es trempé, tu as l’air épuisé, fatigué, complètement replié sur toi-même. As-tu fait un long voyage ?

Pourquoi cette tête penchée ? Tiens, tu te redresses.

Je ne saisis pas toutes tes mimiques. Nous ne parlons pas le même langage, en effet. Nous pouvons au moins tenter de nous comprendre, n’est-ce pas ?

C’est à ce moment précis que tu passes la tête dans l’entrebâillement de la porte et évalue la pièce. Tu ne dis pas un mot mais rien n’échappe à ton regard perçant.

Tu es sans-gêne et mal élevé. Voilà, je te barre l’entrée. Non, je ne t’offrirai pas l’hospitalité cette nuit.

Pourquoi ce regard implorant ? Que signifie-t-il ?

Nos regards se croisent. Nous nous jaugeons, je le sens bien. Tu essaies de m’amadouer.

Tu es si petit, tu as l’air tellement jeune ! Je te comprends. Oui, entre donc.

Dès que tu franchis le pas de la porte, d’une démarche gauche et feutrée, tu te diriges vers la cheminée pour te sécher. Oui, tu peux t’assoupir ici et te laisser envelopper par la chaleur de la pièce.

Je me demande maintenant ce qui m’a pris de te faire entrer, toi, l’étranger,

un chat qui miaulait et grattait devant ma porte.

L’étranger (version 1)

Temps de lecture : 2 minutes

J’avais marché toute la journée dans le froid, la pluie et la gadoue. Épuisé, je rêvais d’un endroit au chaud pour me requinquer quand j’aperçus au loin une lumière.

Oserais-je toquer à la porte d’inconnus avec ma mine d’étranger ?

Je prends mon courage à deux mains et me décide à gratter à la porte-fenêtre. Peu après, apparaît une jeune femme dans l’entrebâillement de la porte. Elle me dévisage longuement et marque un temps d’arrêt, surprise.

– Bonsoir. Que se passe-t-il ? D’où viens-tu ?

Je saisis ses paroles mais ne parle pas sa langue.

– As-tu froid ? Comme tu es trempé ! Pourquoi as-tu la tête dans les épaules ?

Un peu de tenue, me dis-je. J’esquisse un mouvement, me redresse, jette un rapide coup d’œil dans la pièce où j’entrevois une cheminée avec des bûches rougeoyantes. Le grand luxe, ce palace cinq étoiles, c’est là que je dois passer la nuit.

Allez, courage ! Je m’avance sur le seuil de la porte, me penche dans la pièce. Un effluve de poulet grillé titille mes narines : le repas en plus de la nuit, ce sera top. Zut ! Je lui ai fait peur. Elle barre le passage avec son pied, le regard assassin.

C’est le moment où jamais de faire amende honorable et de jouer sur les cordes sensibles, comme je sais si bien le faire : regard séducteur, implorant, en la fixant droit dans les yeux jusqu’à ce qu’elle baisse les paupières.

Waouh ! On dirait que ça marche. Elle libère le passage, prend de grandes inspirations, serre les lèvres, hoche la tête. Je continue à la fixer, en me faisant tout petit, tout frêle, ramassé sur moi-même.

Elle ouvre enfin la porte.

– Tu as l’air si fatigué ! Entre donc. Tu pourras passer la nuit ici.

Hourra ! Je file vers la cheminée, m’allonge sur une couverture et … ronronne.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 6 avril 2021

Lettre à Octave

Temps de lecture : 2 minutes

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Castelnau, le 23 janvier 2021

Mon cher Octave,

Qui aurait cru que toi, Octave, tu sois le protagoniste de ma nouvelle ?

Cette idée saugrenue me vient maintenant, alors que je cherche une histoire à suspense à te raconter ce matin, sous notre arbre à palabres. Je te lis à haute voix ce que je viens de coucher sur le papier car je compte bien évidemment sur toi pour m’aider à introduire des détails palpitants de notre intimité. Rassure-toi, cela restera entre nous.

Nous avons nos drôles d’habitudes de vieux couple, depuis le temps, 20 ans, 30 ans, 40 ans… Ça marche encore !

Le matin, ça commence toujours de la même façon. Dans un premier temps, tu le sais bien, je m’imagine sous un arbre à palabres et j’invente l’histoire du jour. Mes doigts commencent à te réveiller. Je tapote ici ou là, avec une main puis l’autre puis les deux. Tu réagis à ce jeu subtil. Ta belle voix grave, unique, m’émeut et m’étonne encore, comme la première fois. Maintenant que tu es réveillé, nous dialoguons, nous entremêlons nos gestes et nos voix, les graves et les aigus s’interrogent, se jaugent, s’estiment, se répondent pour conclure en cadence parfaite ce début d’échauffement matinal.

Dans un deuxième temps, je me prends pour une goutte d’eau, une petite goutte cristalline, aiguë. Nous jouons à simuler la pluie fine qui rebondit sur le feuillage dense d’une forêt, en clair obscur. Une goutte, puis deux, puis trois, la pluie s’installe, persistante, se déverse du ciel. Mes doigts sautillent l’un après l’autre, rebondissent sur les taches blanches ou noires du sous-bois, mes jambes et mes pieds se dégourdissent, t’effleurent. Bras et jambes, tous mes muscles tendus, s’appuient sur toi, d’une pression forte. Tu émets des sons puissants, altiers, amples. L’orage gronde en nous. Nous vibrons dans cet espace en tension. Nous nous figeons jusqu’à ce que le silence et l’apaisement reviennent… mais pas pour longtemps.

Car au troisième temps de notre rituel matinal tu t’attends à ce que je te prenne par surprise. Tu connais mon goût pour l’improvisation avec son lot de risques et d’écueils et parfois, ces instants où on touche à l’inattendu prodigieux ou déconcertant. C’est le moment où tu t’abandonnes complètement. Mes doigts fouillent les moindres de tes recoins. Je te taquine et je te cherche, attentive à tes réactions. J’adore quand ta voix si harmonieuse se fait grinçante ou espiègle. Je tente de retrouver ces grincements qui me font saliver. Je les rejoue et les rejoue jusqu’à m’en imprégner. A mes silences, tu réponds par des pauses plus ou moins longues ou des soupirs parfois. Ça ne fonctionne pas immédiatement, on le sait bien, tous les deux. On a besoin de temps. Ce n’est, en général, qu’à partir du moment où je ne réfléchis plus, le rythme s’installant, s’imposant de lui-même, nous portant naturellement, que cette improvisation se déploie, s’agrémente et s’achève dans un temps à jamais suspendu.

Ça y est, nous sommes enfin prêts l’un et l’autre à étudier cette nouvelle partition de Piazolla, « El Invierno ». Nous avons une échéance, dans deux mois, pour une surprise, tu te rappelles, les 20 ans de Stella.

Voilà, Octave, mon cher piano, mon compagnon des joies et des tristesses,

l’hommage que je te rends.

Brigitte

Le virus de l’ambition

Temps de lecture : 4 minutes

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Des bruits circulent au sein de l’industrie aéronautique RENACLE sur les successeurs du PDG Pierre Fort. Lors de ses vœux au personnel, Pierre présente enfin son poulain Antoine Exup, qui a déjà les faveurs des employés comme des syndicats. Ancien pilote d’essai, Antoine est du sérail, ayant fait ses preuves dans différents sites du groupe. Estimé par les pilotes des compagnies aériennes, Antoine jouera un rôle clé pour les impliquer dans le nouveau projet d’avion. Posé, énergique, il a cette rare intelligence des hommes et des organisations.

Ce matin Antoine quitte son domicile au volant de sa nouvelle voiture de fonction. Il goûte la campagne toulousaine, ses champs de maïs et de tournesols. Il est séduit par le confort de ce petit bijou truffé d’électronique. Pour tester la conduite assistée, il sélectionne le contrôle automatique de trajectoire sur la grande ligne droite entre Grenade et Seilh. Brutalement la voiture fait une embardée et s’encastre dans un arbre. Antoine meurt sur le coup. Choc terrible pour sa famille, pour Pierre Fort et le milieu aéronautique.

Pierre fait rapatrier la voiture dans le garage de RENACLE qui entretient la flotte de véhicules de services.

Les rumeurs reprennent quant à sa succession mais Pierre ne précipite pas sa retraite : neuf ou douze mois, peu importe, il a besoin d’apprivoiser l’absence d’Antoine. Il éconduit avec écœurement tous les flatteurs qui cherchent à le côtoyer. Il a l’intuition qu’Antoine a été tué. N’arrivant pas à se débarrasser de cette idée fixe, il se rend chez son ami Max, détective privé, pour lui faire part de ses préoccupations.

– Si je comprends bien, la voiture accidentée est à RENACLE. As-tu des moyens d’investigation ? demande Max.

– Oui, bien sûr. Nos labos d’essai pourraient faire parler l’équivalent des boîtes noires des avions, dit Pierre. Nous sommes experts dans le domaine. Je mets à ta disposition un technicien, une super pointure, qui a un don pour scruter, corréler, observer, recouper. Un détective comme toi, qui s’intéresse aux données et aux événements, investigue et dénoue les petits incidents comme les catastrophes, rajoute Pierre.

Suite à cette première discussion, Max fait intervenir la Police Scientifique pour procéder à des relevés et des analyses classiques sur la voiture : empreintes digitales, cheveux, salives, ADN. Une coopération fructueuse s’installe entre le labo et la Police Scientifique. Si bien que quelques jours plus tard, le technicien du labo identifie le virus informatique qui a déclenché la sortie de route, à l’heure pile où l’accident s’est produit. Les analyses et le mode opératoire du virus, informations capitales fournies par le technicien, permettent à la Police Scientifique de remonter la trace du hacker, un jeune homme de 23 ans. Max le met sur écoutes téléphoniques et le fait suivre. Son casier judiciaire est vierge. Le jeune a créé sa boîte de web design, il a une vie sociale de son âge et se rend très souvent chez un ami, le fils de M et Mme Nabot, les deux jeunes se fréquentant depuis le collège.

Max, tenant une piste entre les mains, se rend chez Pierre pour faire le point.

Pierre sursaute:

– Nabot, Claude Nabot, oui, bien sûr ! 1,60 m, 55 kg tout mouillé, oreilles en éventail, dents longues et ambition démesurée. Patron d’un de nos fournisseurs, une boîte d’électronique, il ne fait l’unanimité ni chez lui, ni chez nous. Obnubilé par l’argent avec un goût indécent pour les hauts salaires. Aucune chance qu’il me remplace, la boîte ne pourrait jamais satisfaire ses prétentions salariales.

– Nabot a sûrement un intérêt pour reluquer ton poste, dit Max.

Pierre repense alors aux obsèques d’Antoine et aux courtisans sortis de l’ombre. Parmi eux, ce Nabot, qu’il n’a jamais pu sentir, faux jeton, imbu de sa personne, d’une ambition malsaine qui a eu le toupet de se faufiler dans la foule et de l’interroger sur sa succession.

Pierre revient à la question de Max.

– Quel intérêt ? Patron de RENACLE qui tient en respect son concurrent américain ! Une sacrée promotion pour Nabot qui vise la cour des grands.

Max rappelle à Pierre que Nabot s’est entouré de relations de tous bords politiques, auprès d’industriels, de médias et même d’une loge maçonnique. Antoine éliminé, il a le champ libre pour se hisser où il veut à ses conditions.

– Est-ce que le hacker a été téléguidé par Nabot pour introduire le virus ? Connaissait-il les mobiles ? interroge Pierre.

– A ce stade, tout ce que je peux certifier, c’est que d’une part Nabot et le jeune communiquent très souvent, d’autre part, le virus a été introduit par le jeune dans un logiciel et enfin que ce logiciel vérolé réside dans un équipement électronique portant les empreintes de Nabot. Il faudra une confrontation judiciaire pour éclaircir tout cela, répond Max. Puis il ajoute: Pierre, tu dois porter plainte en te constituant partie civile. On ouvrira à ce moment-là une information judiciaire permettant deux gardes à vue, celle de Nabot et celle du jeune. Pour la suite, ça dépendra des aveux.

Pendant sa garde à vue, Nabot reste impassible devant un faisceau de faits : un trou dans son agenda, juste avant la livraison de la voiture à RENACLE ; ses empreintes digitales, ses communications avec le jeune hacker. Il s’installe dans un mutisme qui le dessert passablement. Ce n’est que lorsqu’il est confronté au jeune qu’il craque et lâche le morceau.

Le jeune a bien introduit un virus dans le logiciel fourni par Nabot, un soi-disant logiciel de simulation d’ordinateur de bord, qui aurait permis de mettre au point les auto tests des voitures. Le jeune est sidéré par la manipulation dont il a été l’objet. Il a vite été libéré.

Quand à Nabot, il est toujours sous les verrous, 10 ans après les faits.

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau dEstrétefonds, le 29 janvier 2021

La métamorphose de Pan

Temps de lecture : 3 minutes

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La naissance de Pan est enveloppée de mystère. Qui peut dire s’il était un enfant de Jupiter et d’une nymphe ou le fils de Mercure et d’une autre nymphe? On conte que Dryopé, si Dryopé fut sa mère, le trouva à sa naissance si bizarre et si laid qu’elle s’enfuit effrayée. Mercure prit alors le nouveau-né, l’enveloppa dans une peau de lièvre et le présenta ainsi aux dieux de l’Olympe. Il était étrange à voir, mi animal, mi homme, avec des pieds de bouc, des cornes en croissant de lune, une chevelure abondante, des poils broussailleux sur tout le visage, un pelage épais et frisé sur la poitrine et les bras. Joyeux, vif et ardent, il réjouissait tous les dieux qui lui donnèrent le nom de Pan qui veut dire « Tout » en grec.

Cependant, sa disgrâce monstrueuse finit par déranger les dieux si bien que Pan délaissa l’Olympe pour vivre sur terre, en Arcadie, parmi les bergers, les chevriers et les animaux. En osmose avec la nature, il se plaisait dans les endroits sauvages, les halliers épais, les forêts, les montagnes ou les plateaux boisés. Agile, il grimpait dans les rochers; farceur, il se dissimulait dans les buissons et s’amusait à causer des peurs mémorables aux voyageurs qu’il croisait ou aux infortunés qui s’égaraient dans les bois. Son loisir préféré consistait à traquer les nymphes qui détalaient à son approche, épouvantées par sa laideur et sa brusquerie. Il faut préciser qu’il était doté d’une sexualité exubérante.

Un jour, il tomba amoureux fou de Syrinx, une nymphe des bois. Il en rêvait le jour, la nuit, pendant ses siestes. Il se savait vulgaire et grossier mais cette fois-ci, il ne jouait plus, il la voulait pour s’unir à elle. Il la poursuivit maladroitement, tête baissée, bras ouverts, poussant des cris effrayants. Pour lui échapper, Syrinx se jeta dans un rideau de roseaux où ses sœurs les nymphes la changèrent en touffe de roseaux. Le vent fit alors chanter les roseaux si joliment que Pan découpa une des tiges en sept parties de longueurs inégales qu’il assembla avec de la cire d’abeilles. Il promena ses lèvres desséchées de tristesse sur cet instrument insolite, tirant des trilles chevrotants plus doux que le chant du rossignol.

Pan, le cœur lourd, sans plus aucun goût pour les facéties, quitta l’Arcadie avec sa Syringe – nom qu’il donna à sa flûte – et son bâton de berger afin de découvrir de nouveaux horizons. Il fit le tour de la Laconie, de L’Argolide, de la Béotie et de l’Etolie. Les sons de sa Syringe charmaient ceux qu’il rencontrait. Peu à peu, il apprivoisa ses pulsions: de rustre il devint raffiné, d’exubérant il devint posé. Ses cornes en croissant de lune s’amenuisèrent en petites bosses sous son abondante chevelure, ses sabots de bouc s’élimèrent laissant apparaître des orteils, sa poitrine et ses bras n’étaient plus velus comme le poitrail ou les pattes des caprins. Il portait maintenant un regard curieux et fertile sur tout ce qu’il voyait ou entendait sur son chemin, sans pensées friponnes ou canailles. Il pansait les blessures, consolait les chagrins et prononçait des oracles qui faisaient autorité partout où il séjournait.

Vint le moment où Pan décida de mettre un terme à son voyage et de rentrer en Arcadie se reposer dans sa terre natale. Il retrouva les grottes, ses anciennes demeures, les vallées boisées et les rochers.

En vieillissant, il s’était retiré progressivement du monde des apparences pour devenir le dieu de l’univers et du Tout, identifié à la Nature intelligente, féconde et créatrice. Il pensait souvent et toujours à Syrinx.

Un jour qu’il jouait une mélodie avec sa Syringe, il aperçut de loin la nymphe qui avait retrouvé son corps inaltérable de jeunesse éternelle. C’était bien elle, avec ses grands yeux bleus et ses longs cheveux d’ébène, merveilleuse comme un amandier en fleur. Syrinx se dirigea vers les sons qui l’enlaçaient, charmée par la mélodie nostalgique. Pour mieux goûter cette plainte, elle s’assit près du vieillard qu’elle ne reconnut point. Le vieux Pan lui fit entendre des brises douces, puis des alizés plus vifs, des tourbillons sauvages, des zéphyrs amoureux. Syrinx se mit à son aise, dans sa fraîcheur rose, nacrée et pudique. Elle dansait, en osmose avec la respiration, le souffle et l’inspiration de Pan. Lui Pan, le Tout, se surprit à rechercher l’essence de Syrinx, la vérité de son être. Il aimait, il goûtait ces moments de bonheur, ne révélant pas son identité, de peur d’en rompre le charme.

Pan et Syrinx prirent ainsi l’habitude de se retrouver au bord de la rivière pour partager des instants où son souffle fécondait sa danse, ou peut-être même l’inverse, sa danse inspirait son souffle, où ils étaient un dans le Tout.

le 7 janvier 2021

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Le gène du levain

Temps de lecture : 4 minutes

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Gino sort du four les premiers pains de la journée. Il les couve d’un air satisfait : il tapote du bout des doigts la croûte qui résonne bien du son mat attendu. Il respire les arômes qui se dissipent avec force et douceur dans le fournil. Dans la famille, on est boulanger de père en fils.

Petit, Gino aimait jouer avec de la farine, fasciné par la vie qui naissait avec seulement de l’eau et du blé moulu. Hypnotisé par les bulles qui éclataient à la surface de ses mixtures il cherchait à communiquer avec cette vie balbutiante.

– Toi, je te mets au soleil et toi à l’ombre, disait-il, en déplaçant les petits pots de levain avec précaution. Ça te va si je ne te recouvre pas d’un linge aujourd’hui ?

Son père enfournait les pâtons qu’il façonnait et la famille prenait plaisir à les comparer en encourageant le futur boulanger dans ses expérimentations.

Gino scrutait inlassablement les réactions du levain. Quand il chantait, le pain s’en trouvait bien meilleur. Encore plus surprenant, le levain semblait s’accorder à ses chansons, poussait lentement sur du blues ou doublait rapidement de volume sur du reggae. Il en était arrivé à se demander si les bactéries qui composaient le levain ressentaient des émotions. De ses multiples essais, il en avait conclu qu’elles captaient sans aucun doute les vibrations des végétaux comme celles de l’air ambiant.

Gino a maintenant repris la boulangerie de son père. Infatigable dans son fournil, il respecte la vie singulière qu’il modèle de ses mains. Son intimité avec le levain s’est épanouie et il réalise des pains sur commande, aux notes acidulées, florales ou boisées. Il pétrit certes avec ses doigts mais aussi avec ses yeux, son odorat et son corps tout entier qui respire, danse et transmet son rythme vibratoire à la pâte. La pâte réagit, souple et exigeante : c’est elle qui a le mot de la fin, le mot parfois attendu, convenu ou alors le mot surprenant, déconcertant, saugrenu, étrange ou merveilleux.

Attentif aux formes et aux sons des bulles qui libèrent les arômes, Gino entre peu à peu en symbiose avec le levain. Il s’identifie au pain en puissance. C’est le moment où grâce aux chants et aux danses, Gino et le levain créent ensemble ce qui deviendra le pain recherché. Pour obtenir la note acidulée, Gino incarne et interprète la saveur qui fait saliver. Il la diffuse dans ses papilles, dans sa bouche, il la respire et imprime un rythme syncopé et ensoleillé de la couleur des citrons et des oranges. La note florale transporte Gino dans des champs de bleuets, de coquelicots et de cosmos multicolores qui lui murmurent des bruissements insolites, lui fredonnent des bouquets joyeux. Des parfums d’herbe et de terre titillent par surprise la danse aérienne de Gino qui se leste en piétinements bruns sur le sol du fournil.

Gino a pris femme et va devenir papa. Il se réjouit par avance de transmettre ses dons à son futur fils. Il danse et chante à ravir auprès de sa femme pendant les mois d’attente et de rêves ; son pain n’a jamais été aussi bon. Sa femme s’en régale et imagine elle aussi un futur Gino, en miniature. Surprise ! Elle met au monde une fille. La déception du départ a vite été gommée par les grâces du bébé. Gino redouble d’inspiration pour confectionner des pains spéciaux pour sa femme qui allaite le bébé. Il participe, à sa façon, à l’énergie dont se nourrit son enfant. La petite pousse à merveille. A 10 ans, elle a la finesse et le charme de sa mère et tout porte à faire croire à Gino qu’elle a hérité aussi de ses dons : elle est curieuse, écoute, sent et vit les choses, les sentiments, les émotions. Son corps souple s’accorde et joue avec les couleurs du ciel, les senteurs de la terre et les souffles du vent.

Gino serait comblé s’il avait un héritier pour reprendre, le moment venu, la boulangerie familiale. On est boulanger de père en fils et ce métier d’homme ne permet pas d’imaginer une place dans le fournil pour une fille, même pour sa fille unique. Il sait en effet qu’il n’aura pas d’autres enfants car sa femme avait failli perdre la vie et avait été opérée en urgence en mettant au monde la petite. Gino essayait de ne pas penser à sa succession.

C’est alors qu’un jour il surprend la petite dans le jardin, parlant avec animation, allant et venant entre le puits et le noyer. Il tend l’oreille : elle discute avec des petits pots de levain. Elle avait donc réussi à chaparder un peu de farine. Il se revoyait au même âge, fasciné par ses jeux de farine et d’eau. Quelle fierté pour Gino !

Il décide alors de lui ouvrir grand, très grand, les portes de son fournil et lui offre de fabriquer du pain, son premier pain à elle. La petite, prête depuis un moment déjà, se met à chanter d’instinct ce qui l’avait nourrie au sein de sa mère, et y mêle des danses, de l’eau et de la farine. Gino subjugué, se laisse porter par la magie sublime de la fabrication du levain et rejoint sa fille dans ce moment de transe inexprimable. Ils voyagent dans le levain, s’imprègnent des vibrations de l’air, de ses odeurs, de ses couleurs, de toute son énergie. Quand elle cesse de chanter, le pétrissage est abouti. La petite façonne son premier pâton qui lève à merveille. Elle couve la cuisson du pain. Quand elle le sort du four, elle le berce pour apaiser les épreuves torrides et rougeoyantes qui l’ont transformé.

Le soir, quand la famille goûte au pain, la petite demande à son père de partager le fournil avec lui.

Le gène du levain s’est imposé de lui-même, peu importe que l’on soit fille ou garçon.

le 17 janvier 2021

Djussi et le Volcan Sacré

Temps de lecture : 4 minutes

Dans un village près du lac des Trois Rivières, une nuit où la lune était pleine, la femme de Djussi mit au monde des jumelles. Cette nuit-là le Monstre du Volcan Sacré avait encore sévi en enlevant sept enfants de 7 ans. Il agissait ainsi certains soirs de pleine lune avec mille et un tours dans sa poche pour déjouer l’attention des parents. Les villageois consentaient à ce sacrifice pour ménager la colère du volcan. Mais Djussi, jeune papa, ne put se résigner à cette malédiction. Le désir de tuer le Monstre s’installa dans son esprit et l’obséda tant qu’il se confia à sa femme et à ses amis, le forgeron et le bûcheron qui colportèrent aussitôt ses paroles. Le lendemain tous les habitants des alentours étaient au courant : les villageois, la pie, le corbeau, la belette. Peu à peu la rumeur se propagea jusqu’à la Forêt des Songes. Djussi consulta Shaki le Sage qui l’encouragea dans sa détermination et lui confia des paroles éclairées. Djussi se prépara au grand voyage.

Le jour du départ, il revêtit son vêtement de peau,

mit dans sa besace sa gourde et du pain,

emporta la machette fabriquée par ses deux amis,

embrassa sa femme et ses filles et partit à l’aube.

Du chemin de la Rivière du Diable il crut reconnaître la Vouivre nageant dans l’eau calme. Elle avait déposé dans la rosée du matin son Diamant, objet doué de magie, qui se révélerait un précieux guide pour Djussi au dire de Shaki le Sage. La Vouivre était effrayante, plus grosse et plus longue que toutes les vipères qu’il avait croisées jusqu’ici, avec un corps aux écailles de feu résolument dissuasives. Pourrait-il dérober le joyau sans attirer l’attention de la Vouivre ? Il se décida, avança, les sens en éveil, les gestes assourdis, au ralenti et s’empara du Diamant. Il se glissa furtivement entre les bambous puis trouva un lieu sûr pour l’apprivoiser et l’informer de sa quête. Il le mit à son cou.

Un papillon se posa sur sa main et lui dit :

– Ce diamant émet un rayon d’or en direction du Volcan Sacré. En cas de danger, un rayon vert signale vers où s’enfuir. En aucun cas tu ne devras t’assoupir dans la Forêt des Songes sous peine de perdre le Diamant.

Djussi passa le gué de la rivière. Il longeait un marais putride et nauséabond quand il vit l’Hydre aux SeptTêtes et à l’Haleine Poison. Menaçante, elle lui barra le chemin en balançant ses affreuses têtes noires tachetées de bleu. Son haleine pestilentielle lui donnait des nausées. Le Diamant lança le rayon vert orienté vers le marais. Mais Djussi l’ignora, prit instinctivement sa machette, retint son souffle, trancha d’un geste rapide et précis les têtes de l’hydre, la laissant morte sur place. Il hurla longtemps débarrassant son corps de l’air fétide qui le gênait.

Il poursuivit sa route et déboucha dans la Forêt des Songes, là où les chênes et les châtaigniers, branches et feuillages entremêlés, élaboraient des discours de sagesse. Une agréable odeur de mousse, de champignons et de terre humide l’enveloppait. Les oiseaux aux couleurs de la brise le saluaient de leurs chants merveilleux. Le jour déclinait rapidement. Djussi épuisé s’installa au pied d’un arbre. Il ne devait surtout pas s’assoupir ici, il le savait bien mais il se sentait incapable d’avancer. Les paupières lourdes, il se relevait, faisait le tour de l’arbre, luttait contre le sommeil et s’asseyait à nouveau. Ce cycle infernal dura toute la nuit.

Au petit jour il but, rompit du pain, s’aspergea d’eau et sonda le Diamant.

Confiant, il reprit la route, passa un col et suivit la piste dans la vallée. A l’est le Volcan en majesté, entouré de nappes de brumes, imposait sa présence. Djussi se prosterna face à ce colosse qui imprimait ses lois et ses émois aux villageois. Il s’abandonna à sa tristesse et pleura les enfants disparus. De loin il repéra une saignée dans le flanc du volcan. Aux abords de la caverne, un bruit de soufflets de forge le saisit d’effroi. A cet instant, doutant de lui, il voulut rebrousser chemin mais le Diamant le rappela à l’ordre avec un rayon d’or particulièrement intense.

Il s’accroupit, la tête entre ses mains, pensa à ses jumelles puis se releva.

Il pénétra dans la sinistre saignée par un boyau ténébreux et déboucha dans une salle rougeoyante, éclairée par un lac de lave en fusion. Des ombres dansaient sur les parois de la caverne. La respiration du Monstre heurtait les parois et se démultipliait en échos. Mais où était-il ? Le Diamant lui vint en aide pour le localiser. Son rayon d’or balaya l’horrible créature endormie : une queue fine et longue, imprévisible, des pattes aux griffes acérées, une crête menaçante sur une tête de dragon. Il n’y avait aucun doute, c’était bien lui qu’il faudrait tuer.

Le Monstre s’étira, se réveilla et capta le regard terrorisé de Djussi.

A cet instant le Diamant rendit Djussi invisible. Une lutte féroce s’engagea, faisant retentir la caverne de hurlements effrayants. Le Monstre, agile malgré sa taille, esquivait les coups, fouettait l’air en enroulant et déroulant sa queue, rebondissait sur les rochers de la caverne. Djussi sentait des forces surnaturelles l’assister. Il creva les yeux du Monstre etlui morcela la queue avec sa machette. Les ombres fantômes conjuguèrent leurs énergies et vinrent au secours de Djussi pour pousser le Monstre disloqué jusqu’au lac de lave et l’y noyer. A cet instant-même les enfants furent désensorcelés et reprirent des formes humaines de gamins dans leur huitième année. C’est alors que le Volcan Sacré émit quelques bouffées de gaz, visibles du village.

Shaki le Sage sut que la mission avait réussi.

Le Diamant, Djussi et les enfants revinrent au village où une grande fête les attendait. Djussi raconta avec simplicité son périple : l’hydre, la vouivre, le monstre. La pie, le corbeau et la belette en rajoutèrent un peu et même un peu plus que la réalité pour glorifier notre jeune héros. Tout rentra dans l’ordre aux pleines lunes.

Aux 7 ans de ses filles, Djussi conduisit sereinement sa famille au pied du volcan.

le 10 décembre 2020

Tout bonus!

Temps de lecture : 4 minutes

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Ce matin, en allant au bureau, je reconnais Marc dans le métro et détourne mon regard. Je n’ai jamais rien eu à lui dire, à l’époque, à l’école. Il se faufile pour me rejoindre. Nous échangeons des banalités sur notre travail, le temps d’arriver à la station où nous descendons ensemble. Une entrée en matière brève car mon bus est là.

– File-moi ton numéro de téléphone, demande Marc sans façon.

Je n’ai pas su dire non.

Me reviennent en mémoire mes années d’études.

J’étais attirée par les mâles costauds, de grande taille, au-dessus du 1,86m, stature de mon père. Dans mon appréciation j’ajoutais un bonus si le spécimen était rugbyman avec un côté « gentleman » voire mélomane. A peine arrivée à l’école j’avais naturellement rejoint l’équipe de rugby, en tant que coupeuse de citrons. A l’inverse, je repoussais les mâles petits, barbus et rouquins. Marc cumulait ces trois défauts: collier de barbe, signe d’un pseudo virilisme pilaire; 20cm au-dessous du seuil du 1,86m; visage constellé de tâches de rousseur; bref la totale! Son privilège de « délégué-bar » du campus lui valait de gérer les flux d’alcool lors des « boums » mémorables. Il était, à ce titre, incontournable. Nous nous sommes ainsi côtoyés sans jamais nous fréquenter.

Il m’appelle le soir-même pour s’inviter à dîner chez moi, ce jeudi. Prise au dépourvu, j’accepte: ce serait une occasion de parcourir le trombinoscope des copains d’école. Le hic, c’est que je ne sais pas cuisiner. J’appelle à l’aide ma grand-mère pour composer un menu à ma portée: radis coupés en forme de fleurs, à déguster avec du beurre, quiche lorraine maison et la fameuse crème au caramel qu’elle m’a appris à préparer, une valeur sûre à réaliser la veille.

Jeudi à 18h je trouve Marc en bas de l’immeuble, affublé d’un costume chiné rose saumon. Une horreur! Il était censé arriver à 19h30. Première contrariété pointée d’un malus sur mon échelle d’évaluation. Obligée de prêter l’oreille à ce qu’il raconte, j’en oublie les conseils de mamy Jeanne pour réussir une pâte brisée: « laisser reposer la pâte au moins 1heurepour qu’elle ait une bonne consistance » ai-je noté et souligné. Le résultat ne se fait pas attendre. Quand nous arrivons à la quiche, la pâte est tellement dure que je la prends à pleine main pour croquer dedans suggérant à Marc de ne manger que la garniture. Sans indulgence aucune pour ma maladresse, il fait méticuleusement le tri dans son assiette. Quel goujat sans éducation, malus! Pour couronner le tout, il monologue et pérore, ce qui a le don de m’agacer, malus. Rien sur les copains! Au dessert, stupeur! Il retrousse ses manches de chemise: une densité incroyable de tâches de rousseur, malus.

Soirée fiasco avec quatre malus au crédit de Marc.

Les mois ont passé.

Dans mon univers professionnel je rencontre des personnes de tous âges, originales, riches de leurs conversations et de leurs vies, qui attisent ma curiosité. Je m’émancipe peu à peu du cocon familial et scolaire.

Un jour, 6 mois après la soirée fiasco je reçois une carte postale de Marc. Sa signature « à bientôt, hélas! » m’interpelle. Je lis un texte bien tourné, poétique, et découvre une belle écriture sans chichi qui me plaît. A son retour de vacances il m’invite chez lui. Quand il ouvre la porte, un détail fatal ne m’échappe pas: il n’a plus de barbe, bonus et porte un jean. Je daigne enfin le dévisager: une fossette sympa au menton, de grands yeux verts rieurs.

Sa pièce de vie est si bien rangée que je me demande s’il n’est pas maniaque, malus. Il a dressé la table avec une nappe rayée rouge et jaune, un bouquet de fleurs et des bougies aux couleurs chaudes, preuve d’une attention délicate et romantique, bonus. Ce qui mijote dans la cocotte sent vraiment bon et me rappelle le coq au vin de mamy Jeanne, bonus. Je m’étonne qu’il dispose déjà d’une ménagère complète: vieux garçon à 24 ans, malus? Il me parle avec tendresse de sa grand-mère avec qui il a choisi ce service, ce qui semble confirmer un attrait pour la cuisine.

Ce soir Marc n’essaie pas de m’épater. Je découvre son sens de l’hospitalité, son goût pour les voyages.

La conversation avançant, je fais table rase des malus/bonus.

Il touche mes cordes sensibles, la famille, l’amitié. A la lueur des bougies, je me surprends à considérer ses tâches de rousseur comme un pointillisme charmant. Son visage fin devient agréable tant il s’anime. L’ombre de la fossette joue avec les lumières vacillantes des bougies. Il fredonne un répertoire d’une voix grave, belle et juste. Une douce chaleur m’enveloppe. Je me sens bien et me laisse envahir par des sensations au plus profond de moi. J’entends, ressens mon cœur battre très fort dans ma poitrine et dans mes tempes. J’ai le sang à la tête. Marc se tait et me regarde, sérieux. Ce regard me trouble et je le soutiens en silence. Un courant passe de lui à moi, de moi à lui, à travers nos yeux, titillant des sensations multiples alors que nous n’avons pas le moindre contact physique. Je perçois des énergies qui ondulent subtilement puis de plus en plus intensément en moi. Nos respirations se synchronisent et nous savourons en symbiose cet instant enchanté, ce rêve éveillé suspendu dans le temps.

Quand je réalise à une heure du matin qu’il n’y plus de métro, je décide de rentrer à pieds pour prolonger et déguster ce charme magique, essayant de comprendre ce qui m’arrive et que je ne contrôle plus. Il s’inquiète de me voir partir en pleine nuit et insiste pour me raccompagner. Merveilleuse ballade nocturne dans les rues de Paris, main dans la main où Marc laisse libre court à ses déclamations burlesques, loufoques qui me font rire bêtement. Nous arrivons au pied de l’immeuble. Je ne sais ce qui me passe par la tête et lui propose de monter prendre une tisane. Il n’attend que cela. Une nuit douce, sensuelle, agréable, inoubliable.

Une nouvelle vie à deux a commencé ce 10 février.

Les fossettes au menton se sont démultipliées au fil des générations!

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 27 novembre 2020

Il a saisi Eva par sa chevelure et a tiré fort

Temps de lecture : 3 minutes

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Moi, Julien, quinze ans, je suis chargé ce mois-ci de surveiller dans la cour de récréation du collège trois jeunes enfants jusqu’à l’arrivée de la navette scolaire qui les conduit à l’école primaire. Un arrangement pratique pour deux professeurs du collège qui ont leurs enfants en primaire. Ce lundi 19 mars 2012, j’arrive plus tôt que d’habitude pour m’imprégner du réveil progressif de la cour où les voix des professeurs et des élèves s’animent et se fondent en un brouhaha vitalisant. Eva, huit ans, est déjà là. Elle joue à la marelle sur les cases qu’elle a dessinées au sol, à la craie blanche. Elle saute à cloche-pied sur les carrés 1, 2, 3 puis atterrit des deux pieds sur les 5, 6 et continue ainsi jusqu’au « ciel » qu’elle a matérialisé avec sa craie bleue. Puis arrivent Sam et Jo, respectivement six et sept ans, accompagnés de leur père, qui raconte probablement des blagues, à voir leurs trois faces hilares. Je tends l’oreille et regarde en direction du portail, attentif à l’arrivée de Cathy, la jeune fille qui accompagne les enfants dans le bus scolaire.

Il est 7h50, la navette sera là dans cinq minutes.

A cet instant je distingue dans le bruit de fond de la rue un moteur de scooter qui ralentit puis s’arrête. Je vois débarquer en ombre chinoise, dans l’encadrement du portail, un individu cagoulé portant un casque sur la tête. Bien campé sur ses jambes il saisit du regard un instantané de la cour et ouvre subitement le feu. J’entends plusieurs détonations violentes. Une onde de choc se propage dans la cour. Une panique générale atteint adultes, enfants, profs et élèves qui crient, hurlent, courent dans tous les sens. Au milieu de ces mouvements désordonnés quelques personnes se dirigent vers le réfectoire et entraînent très vite dans leur sillage un ruisseau humain. J’essaie de rejoindre Eva pour tenter de la mettre à l’abri.

Tout se passe très vite.

Dans cette marée humaine qui enfle, j’aperçois le père de Sam et de Jo, affolé, tiraillé, hurlant: il attrape le plus jeune, Sam, dans un bras et tend l’autre bras vers l’aîné. Mais Jo court vite devant eux, happé par le courant. Sam et son père s’écroulent brutalement, atteints par les balles du tueur. Jo a sûrement senti la chute paternelle car il arrête sa course et se retourne. Il se baisse, fait demitour et rampe au sol, le cartable sur le dos, la tête à peine relevée pour rejoindre son père et son frère. Il se meut comme il peut, le malheureux, à contre-courant des jambes qui sautent par dessus lui, des pieds qui butent et trébuchent sur son corps. Ses efforts sont surhumains. La recherche de protection auprès de son père lui est implacablement volée par une nouvelle balle qui le touche, lui, cette fois-ci. J’ai un haut le cœur en voyant au sol le père et ses deux fils immobilisés. C’est horrible.

Dans sa course, Eva a fait tomber son cartable et se retourne pour le récupérer, je suppose. C’est là que surgit devant moi l’homme casqué. Il me bouscule, poursuit l’enfant, l’attrape par ses tresses blondes. Je n’entends pas Eva mais je vois son visage d’enfant déformé par la peur, ses grands yeux bleus écarquillés, ses petites mains encore potelées, collées aux oreilles. Le tueur vocifère je ne sais quoi tout en pointant son pistolet vers la tête d’Eva. Il la rate, change de pistolet et lui tire une balle à bout portant. Elle s’effondre. Je n’ai pas le temps de la rejoindre. Le tueur tire encore plusieurs balles dans la cour. L’une d’elle me blesse. Je tombe à mon tour, vois le tueur s’enfuir et entends le scooter redémarrer.

La sonnerie de 8h retentit dans une cour anesthésiée, silencieuse, atterrée.

Où est Eva? Est-elle seulement blessée comme moi? Respire-t-elle encore? Je n’arrive pas à me relever. Quelques personnes reviennent dans la cour. J’entends mon ami Dylan.

– Ça va, Julien? me demande-t-il, des sanglots dans la voix.

– Eva? C’est le seul mot que je peux prononcer.

Il parvient à me redresser légèrement en me soutenant. Mais ma tête tourne, j’ai comme un vertige et n’arrive pas à repérer la petite fille, malgré mes efforts. Sidération devant ce carnage barbare, abominable, abject, d’une violence indicible. J’entends les secours arriver. Le SAMU me transporte sur une civière et m’amène aux urgences.

Je m’évanouis sans avoir jamais revu Eva.

Traces d’encre et de sang

Temps de lecture : 4 minutes

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J’aurais préféré ne pas avoir à vous dire comment cela s’est passé. Mais tant de partis pris, de propos passionnés, de contrevérités ont été colportés et déformés depuis ce printemps septante deux à Herbeumont, en région walloonne, que je me devais de vous donner ma version des faits, deux ans après, jour pour jour.

Je suis reconnaissante au « Petit Journal », notre gazette locale d’avoir accepté de recueillir mon témoignage dans ce numéro d’avril 1974.

Je me suis trouvée là, moi, Suzanne, témoin impuissant d’un événement dont je me sens coupable et qui a ébranlé de façon irréversible la vie de mes voisins.

Lui, Lucien, menuisier de son métier, une quarantaine bien portée, d’allure affable et elle, Odette, couturière à domicile, du même âge, très réservée. Odette sortait peu de chez elle. J’étais une des rares personnes qu’elle voyait, hormis sa patronne qui lui apportait tous les matins les vêtements à retoucher. De temps à autre, je toquais*(1) à la porte de son atelier de couture et lui apportais des gaufres encore tièdes. La pièce dégageait une ambiance cotonneuse, intime. J’appréciais l’odeur feutrée des tissus, les rayures colorées des vêtements empilés sur les étagères, le tombé des robes retouchées, suspendues aux cintres. Odette éteignait alors la radio et nous prenions un café avec les gaufres. Elle me confiait parfois la platitude de ses journées où elle répétait sans cesse les mêmes gestes : piqûres à la machine, raccommodage, repassage. Son mari lui interdisait toutes activités à l’extérieur de la maison. Elle rêvait depuis toujours de prendre des cours de danse. Elle aurait aimé aller au cinéma, au théâtre, bref, sortir de cet enfermement. Mais son mari refusait systématiquement toutes ses propositions. Il se mettait souvent en rote*(2) et devenait parfois violent. Discuter d’avoir des enfants était devenu un sujet tabou, au grand désarroi d’Odette. Lui n’en voulait pas, le sujet était clos. J’avais souvent décelé des poques*(3) sur ses bras, quelquefois même sur son visage. Elle m’affirmait alors qu’elle était étourdie, qu’elle marchait tête baissée ou qu’elle trébuchait souvent.

Début mars je reçus dans ma boîte aux lettres un fac-similé d’un billet de cent francs belge. Au dos, une invitation à assister au ballet de Carolyn Carlson « Rituel pour un rêve mort » dans la salle des fêtes du village. L’événement était tellement exceptionnel que je courus toute excitée chez Odette. Elle avait trouvé ce même billet mais l’avait jeté dans sa corbeille à papiers, sans illusion. L’idée a germé que nous pourrions y aller ensemble et que je passerais la prendre chez elle à 19h15.

J’aurais préféré ne pas avoir à vous dérouler la scène de cette soirée mais voici ce qu’elle me raconta plus tard. Quand son mari rentra à la maison, elle lui montra l’invitation en lui disant qu’elle assisterait au ballet avec Suzanne, leur voisine.

– Pas question! lui répond-il durement.

Elle prend sur elle et lui tient tête.

– Jamais de la vie, c’est NON, assène-t-il.

Elle retombe sur*(4) toutes les frustrations accumulées, les « pas question d’enfants, de loisirs, de sport ou de cinéma », les « tu es nulle, tu es une incapable ». A cet instant elle prend conscience d’être prisonnière, réduite à un état d’esclavage, à la merci de cet homme qui voue un plaisir malsain à la faire souffrir, à la voir dépérir. Elle ne sait même plus ce que signifie une existence normale.

Le ton monte. Il attrape le chronomètre qui se trouve à portée de sa main et le lui jette à la figure. Il la rate et se précipite vers elle, en enjambant la table basse du salon. Il trébuche, tombe au sol.

A cet instant, prise de panique et de peur, Odette aperçoit son stylo-plume, le saisit et l’enfonce de toutes ses forces dans le cou de Lucien. L’encre bleue du stylo se mêle au sang rouge qui coule. C’est effrayant, monstrueux, épouvantable. Elle l’appelle, lui parle. Il ne répond pas. L’hémorragie n’en finit plus. Lucien ne bouge plus. Odette vomit.

Il est 19h15 pile. C’est à ce moment-là que j’entre dans le séjour et découvre la scène. Rien que d’y penser, j’en ai encore la kiekebiche*(5). Nous appelons le SMUR (Service Mobile d’Urgence et de Réanimation). Odette, effondrée, me rapporte l’altercation qui a mal tourné. Le SMUR arrive. Le constat du docteur est sans appel : blessure fatale au niveau de la carotide. Un objet perforant a transpercé la gaine carotidienne, l’enveloppe protectrice de la carotide. Le SAMUR sonne* (6) la police qui débarque très vite à la maison.

Quand j’ai vu Odette partir au commissariat sans se retourner, je me suis demandée ce qu’elle pensait. Et moi, dans ce drame, je me suis sentie fautive. J’aurais préféré ne pas avoir proposé ce spectacle à Odette. Rien ne serait arrivé. Nous en avons reparlé plus tard.

Odette a été mise en détention provisoire jusqu’à son procès où j’ai pu témoigner. Elle a été inculpée de coup et blessure volontaires sans intention de donner la mort avec des circonstances atténuantes de légitime défense. Aujourd’hui, deux ans plus tard, elle purge sa peine de réclusion de dix ans. Je rends visite à Odette toutes les semaines.

Au début de sa détention je lui ai apporté sa trousse de couture et des chutes de tissus. Finies les retouches mais un assemblage de tissus, façon patchwork, où elle s’exprime enfin sans contrainte. Elle ne se plaint pas. Mais je trouve qu’elle a acquis une sérénité qui l’aide à se reconstruire.

Je conserve dans ma cuisine, accrochée à un clou, la danseuse en patchwork qu’elle m’a offerte, notre chère Carolyn. Notre relation de voisinage s’est transformée en amitié.

* expressions belges :

(1) Toquer à la porte: frapper (à la porte)

(2) Se mettre en rote: être de mauvais poil, en colère.

(3) Poque: trace de coup

(4) Retomber sur: se souvenir.

(5) Kiekebiche: chair de poule

(6) Sonner: téléphoner.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 30 octobre 2020