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Au Jonathan qui reste à réveiller en chacun de nous
C’était au petit matin. Le soleil éclairait la surface ondulante de la mer. Comme à son habitude, le bateau de pêche attirait les goélands, friands de débris de poisson. Jonathan le Goéland était tiraillé entre sa soif d’apprendre à voler et la vie sans surprise de ses congénères.
Il s’éloignait de plus en plus souvent des bateaux et observait, seul, ses progrès dans sa compréhension du vol. Il arrivait maintenant, fier de lui, à se retourner en vol et piquer vers les vagues ; il découvrait, stupéfait, comment une aile décrochait et l’engageait dans une vrille incontrôlée. Avec enthousiasme il comprit comment son corps, plié ou déplié, lui permettait de révéler des acrobaties aériennes : loopings, vrilles ou tonneaux. Il les reproduisait inlassablement, chacune le stimulant pour avancer dans sa compréhension de la vitesse.
Éclairé par la lune et les phares de la côte, il prit conscience qu’il volait dans le noir, ce qui paraissait insensé à ses congénères qui ne se déplaçaient que de jour. Il se hasardait ainsi dans la nuit, ivre des nouvelles sensations de joie que lui procurait la grande vitesse.
Cette nuit-là, après un superbe looping suivi d’un tonneau, il atterrit devant l’assemblée de goélands qui l’attendait. Il fut immédiatement convoqué par le Clan. Il pensait, exalté, que ce serait l’occasion de partager ses découvertes et de faire sortir de leur ignorance ses congénères. Stupeur et consternation ! Le Clan le condamna à se retirer en Exclu, sur les Falaises Lointaines, pour son comportement irresponsable. La vie, lui dit l’Ancien, c’est d’être au monde pour manger et non pour déchiffrer l’inconnu. Le Clan lui tourna le dos.
Bien que chagriné par l’attitude aveugle des autres goélands, il vivait pleinement son exil : il traversait les brouillards marins pour voir plus haut, plus loin, dans une clarté éblouissante ; il dormait dans les airs, porté par les vents sur une centaine de kilomètres.
Dans une nuit parsemée d’étoiles, apparurent deux goélands, d’une pureté et d’une aura aussi douces qu’amicales, venus le chercher pour l’amener vers un lieu où il ne serait plus seul à apprendre. Jonathan, l’exclu, avait eu l’intuition de cette rencontre exceptionnelle, lumineuse, sur le chemin de la connaissance.
Alors qu’il s’éloignait de la terre, guidé par les deux oiseaux-étoiles, il découvrit soudainement la métamorphose de son corps devenu radieux, doté de plumes d’une éclatante blancheur, d’ailes lisses et parfaites comme des mousselines d’argent. Les nuages, brodés d’or, s’ouvrirent un instant sur une trouée sombre du ciel et les deux goélands s’évaporèrent. Il se retrouva seul, laissant tomber les lambeaux de son ancienne vie, au fur et à mesure qu’il découvrait de nouveaux rivages.
Il volait au-dessus de la mer, porté par les courants ascendants qui franchissaient la falaise. La douzaine de goélands, qu’il avait vus de loin, vinrent à sa rencontre en signe d’accueil. Ils communiquaient par télépathie, délivrés enfin des cris éraillés et gutturaux. Tous ces goélands lui ressemblaient, avides d’apprendre, entraînés par leur moniteur Sullivan.
Un matin où Sullivan faisait une pause sur la plage avec Jonathan, il aborda la notion de perfection. Il disait que de chacun dépendait le choix de son prochain monde. Si nous n’apprenions rien, le prochain monde serait identique à celui-ci. Aussi, notre raison de vivre était de dégager la perfection et de la proclamer. Puis ils reprirent ensemble les tonneaux à facettes et passèrent aux loopings à l’envers.
Un soir, méditant sur le sable, Jonathan s’avança timidement vers Chiang, dont l’âge avait accru toutes ses capacités, l’Ancien des Goélands. Il le questionna sur le Paradis. Dans sa sagesse, le doyen lui révéla des réflexions qui résonnaient maintenant dans la tête de son jeune élève, sans qu’il puisse les comprendre.
Pour Chiang, le Paradis, c’est d’être soi-même parfait. La vitesse absolue est l’omniprésence. Il disait aussi que la faculté de se transporter ne dépend que de sa capacité à visualiser cet endroit. Puis d’un clin d’œil, Chiang disparut pour réapparaître plus loin, s’éclipsa et revint à côté de Jonathan. C’est cela aussi que voulait apprendre Jonathan.
Au fil des jours, de l’aurore naissante à minuit passé, Chiang accompagnait Jonathan, déterminé, heureux, pur, sur ce long chemin de la connaissance. La notion de durée lui permit de se projeter dans le passé et dans l’avenir et d’accéder ainsi complètement à la Bonté et à l’Amour. Chiang avait trouvé en Jonathan son successeur et choisit alors de les quitter tous, dans un éclair éblouissant, en leur transmettant ses dernières paroles : « Étudiez l’Amour ! ».
Pour Jonathan, l’Amour, c’était de transmettre à un goéland débutant, mis au ban du Clan, comme lui-même auparavant, son enseignement. Il dit adieu au groupe, se concentra en pensée sur les rassemblements de ses congénères sur terre, et s’y retrouva.
C’est sur les Hautes Falaises, dans la lumière claire de l’aurore, que Fletcher le Goéland vit apparaître Jonathan, le plus étincelant de tous les goélands, à une vitesse proche de la vitesse-limite de Fletcher. Stupeur totale chez ce jeune déchu, qui confia, les larmes aux yeux, ses déboires avec ses congénères. Comme Jonathan le comprenait !
Dans sa sagesse et son amour, Jonathan proposa à Fletcher de commencer par le vol en palier. Il observait son élève, puissant et léger, qui avait le feu sacré pour le vol, ne ménageait pas ses efforts et rageait quand il échouait. Fermeté et souplesse, manœuvre en douceur, telles étaient les consignes que l’élève assimilait peu à peu.
Trois mois plus tard, six autres exclus les avaient rejoints, grisés aussi par leur soif d’apprendre. Après les vols d’entraînement, ils se retrouvaient sur la plage. Le moniteur rayonnait quand il leur parlait de briser les chaînes de leurs pensées pour libérer leurs corps. Tous l’écoutaient, s’imprégnaient de ses phrases.
Le mois suivant, Jonathan décida de retourner au Clan avec ses élèves, conscient de transgresser la loi.
Ce matin-là, dans un ciel lumineux, les huit goélands en formation ne formaient plus qu’un seul et unique corps qui survolait, à deux cents kilomètres à l’heure, la plage du Conseil du Clan. Puis chacun exécuta un magnifique looping pour atterrir en douceur sur le sable. La nouvelle se répandit très vite. Les plus jeunes goélands étaient intrigués par ces figures acrobatiques. Mais l’Ancien du Clan leur ordonna de les ignorer.
Jonathan guidait, stimulait, aidait chacun à se connaître et à avancer. Avec ses élèves, il volait dans les nuages, dans la tempête. Le soir, tout le monde se retrouvait sur le sable pour discuter du vol lent de Martin le Goéland, de la voltige de Fletcher ou de l’onde qui portait si loin Charles-Roland le Goéland. Chacun écoutait Jonathan sur ses idées aussi folles que la perfection.
Peu à peu, le cercle nocturne attira des goélands qui venaient se nourrir des réflexions de Jonathan. Certains franchirent le cercle des exclus, comme Kirk le Goéland qui boitait. En un rien de temps, il fut capable de voler, ayant compris que sa liberté était dans la nature même de son être et qu’il devait rejeter tout ce qui la contraignait.
La semaine suivante, quand Fletcher percuta accidentellement un rocher de granite, tout le monde le crut mort. Mais Fletcher revint à la vie. Jonathan, auprès de lui à ce moment si particulier, lui expliqua qu’il avait transcendé les limites de ce qu’il connaissait et que son corps n’était qu’un effet de sa pensée. Fletcher était libre de choisir et il avait surpassé sa mort.
Fletcher interrogea à nouveau Jonathan. Pourquoi aimait-il cette racaille à plumes, ces goélands grossiers, stupides, maladroits qui l’avaient exclu et à qui il ne devait rien. Jonathan eut une réponse simple et fondamentale : il voyait en chacun le Goéland véritable et l’aidait à se découvrir par lui-même. Jonathan avait attendu cette question depuis longtemps. Il considéra alors que sa mission au côté de Fletcher avait atteint son but. Fletcher n’avait plus besoin de lui, il saurait suivre son chemin et le désigna comme guide.
Dans un rayonnement merveilleux, un embrasement gracieux et délicat, comme Chiang auparavant, Jonathan s’évanouit dans l’espace.
Fletcher comprit alors l’honnêteté de Jonathan. Il comprit qu’il ne se sentait pas plus d’essence divine que Jonathan.
Il était bien sur la route de la sagesse.
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Brigitte DANIEL ALLEGRO – le 27/09/2021