La tournure des entournures

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Hommage à Raymond Devos

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L’autre jour, à la fin d’un spectacle aux Trois Baudets, une personne m’interpelle :

– Pourquoi ne faîtes-vous pas du cinéma ? Vous avez une telle tournure !

Mais de quelle tournure parlait-elle ? De ma tournure d’esprit quelque peu singulière, parfois délurée, désinvolte ! Ou de mon physique élégant, ma tournure de jeune premier, malgré mes soixante berges !

Ma tournure d’esprit m’incline tout naturellement à choisir ma tournure de jeune premier.

Ce matin, tout guilleret, j’opte pour un costume gris perle. Le ventre comprimé dans le pantalon, l’allure, d’une distinction délicate, je pars au marché avec la prestance d’un Georges Clooney. Mais, arrivé au marché, je me sens gêné aux entournures. Me voilà penché, mon buste et ma tête entraînés sur ma gauche. C’est à ce moment-là qu’une voix familière m’apostrophe.

– Que t’arrive-t-il, Raymond ?

Je me retourne et reconnais mon voisin.

– Rien, pourquoi ?

– Tu as l’air rudement coincé!

– C’est sûrement l’entournure gauche.

– L’entournure, relève-t-il, c’est le point délicat de la veste. Allons chez mon copain tailleur, à deux rues d’ici.

Nous voici chez le tailleur.

– Je vous reconnais, monsieur Devos. Quand je vous ai vu au théâtre du Vieux Colombier le mois dernier, je me suis dit que vous devriez faire du cinéma, avec votre tournure si jeune.

Je déguste ce propos flatteur, et n’en laisse, cependant, rien paraître.

– Ne me détournez pas de l’objet de ma visite. Regardez-moi, plutôt ! Je suis gêné aux entournures. Pouvez-vous faire quelque chose, docteur ?

Ce lapsus m’a échappé.

Le tailleur prend alors la mesure de la situation.

Il m’installe devant un miroir et se place derrière moi. Il me dévisage à la fois de dos et de face, en me regardant dans la glace. Rien ne le détourne : j’essaie pourtant quelques mimiques, mais rien. Il est concentré. Je l’observe.

Il fronce les sourcils, suit la ligne de mon bassin. Puis il tourne autour de moi et se plante face à moi. Il opine de la tête puis tourne ses yeux vers les miens et me lance à la figure, sans détour :

– Ça vient de l’entournure gauche, votre gêne !

– Je m’en doutais. Et alors ?

– Je vous propose de l’échancrer et on voit si c’est suffisant.

Dubitatif sur son diagnostic, j’avance timidement :

– Vous n’êtes pas sûr, docteur ! Pardon, tailleur !

Là, il détourne brusquement la tête,

me fait faire un demi-tour, et en un rien de temps,

me déshabille, s’empare de ma veste, taille l’entournure gauche,

puis ajuste la ceinture de mon pantalon.

J’avoue que je n’en mène pas large, figé devant le miroir, en slip, chaussettes vertes à mi mollets, chemise rose bonbon sur mon poitrail bombé. Plus question de me prendre pour un Leonardo di Caprio. Ma tournure élégante avait pris une sacrée claque. Je détourne mon regard du miroir, vaincu par ma tournure grossière.

Le tailleur me rhabille en deux temps, trois mouvements. Très directif, il me somme d’un :

– Regardez-vous dans la glace !

J’inspire un grand coup, tourne mon regard vers le miroir.

Et là, Mesdames et Messieurs, croyez-moi sur parole,

j’ai reconnu dans mon reflet Georges Clooney.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 15 février 2022

Au Jonathan à réveiller en chacun de nous

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Au Jonathan qui reste à réveiller en chacun de nous

C’était au petit matin. Le soleil éclairait la surface ondulante de la mer. Comme à son habitude, le bateau de pêche attirait les goélands, friands de débris de poisson. Jonathan le Goéland était tiraillé entre sa soif d’apprendre à voler et la vie sans surprise de ses congénères.

Il s’éloignait de plus en plus souvent des bateaux et observait, seul, ses progrès dans sa compréhension du vol. Il arrivait maintenant, fier de lui, à se retourner en vol et piquer vers les vagues ; il découvrait, stupéfait, comment une aile décrochait et l’engageait dans une vrille incontrôlée. Avec enthousiasme il comprit comment son corps, plié ou déplié, lui permettait de révéler des acrobaties aériennes : loopings, vrilles ou tonneaux. Il les reproduisait inlassablement, chacune le stimulant pour avancer dans sa compréhension de la vitesse.

Éclairé par la lune et les phares de la côte, il prit conscience qu’il volait dans le noir, ce qui paraissait insensé à ses congénères qui ne se déplaçaient que de jour. Il se hasardait ainsi dans la nuit, ivre des nouvelles sensations de joie que lui procurait la grande vitesse.

Cette nuit-là, après un superbe looping suivi d’un tonneau, il atterrit devant l’assemblée de goélands qui l’attendait. Il fut immédiatement convoqué par le Clan. Il pensait, exalté, que ce serait l’occasion de partager ses découvertes et de faire sortir de leur ignorance ses congénères. Stupeur et consternation ! Le Clan le condamna à se retirer en Exclu, sur les Falaises Lointaines, pour son comportement irresponsable. La vie, lui dit l’Ancien, c’est d’être au monde pour manger et non pour déchiffrer l’inconnu. Le Clan lui tourna le dos.

Bien que chagriné par l’attitude aveugle des autres goélands, il vivait pleinement son exil : il traversait les brouillards marins pour voir plus haut, plus loin, dans une clarté éblouissante ; il dormait dans les airs, porté par les vents sur une centaine de kilomètres.

Dans une nuit parsemée d’étoiles, apparurent deux goélands, d’une pureté et d’une aura aussi douces qu’amicales, venus le chercher pour l’amener vers un lieu où il ne serait plus seul à apprendre. Jonathan, l’exclu, avait eu l’intuition de cette rencontre exceptionnelle, lumineuse, sur le chemin de la connaissance.

Alors qu’il s’éloignait de la terre, guidé par les deux oiseaux-étoiles, il découvrit soudainement la métamorphose de son corps devenu radieux, doté de plumes d’une éclatante blancheur, d’ailes lisses et parfaites comme des mousselines d’argent. Les nuages, brodés d’or, s’ouvrirent un instant sur une trouée sombre du ciel et les deux goélands s’évaporèrent. Il se retrouva seul, laissant tomber les lambeaux de son ancienne vie, au fur et à mesure qu’il découvrait de nouveaux rivages.

Il volait au-dessus de la mer, porté par les courants ascendants qui franchissaient la falaise. La douzaine de goélands, qu’il avait vus de loin, vinrent à sa rencontre en signe d’accueil. Ils communiquaient par télépathie, délivrés enfin des cris éraillés et gutturaux. Tous ces goélands lui ressemblaient, avides d’apprendre, entraînés par leur moniteur Sullivan.

Un matin où Sullivan faisait une pause sur la plage avec Jonathan, il aborda la notion de perfection. Il disait que de chacun dépendait le choix de son prochain monde. Si nous n’apprenions rien, le prochain monde serait identique à celui-ci. Aussi, notre raison de vivre était de dégager la perfection et de la proclamer. Puis ils reprirent ensemble les tonneaux à facettes et passèrent aux loopings à l’envers.

Un soir, méditant sur le sable, Jonathan s’avança timidement vers Chiang, dont l’âge avait accru toutes ses capacités, l’Ancien des Goélands. Il le questionna sur le Paradis. Dans sa sagesse, le doyen lui révéla des réflexions qui résonnaient maintenant dans la tête de son jeune élève, sans qu’il puisse les comprendre.

Pour Chiang, le Paradis, c’est d’être soi-même parfait. La vitesse absolue est l’omniprésence. Il disait aussi que la faculté de se transporter ne dépend que de sa capacité à visualiser cet endroit. Puis d’un clin d’œil, Chiang disparut pour réapparaître plus loin, s’éclipsa et revint à côté de Jonathan. C’est cela aussi que voulait apprendre Jonathan.

Au fil des jours, de l’aurore naissante à minuit passé, Chiang accompagnait Jonathan, déterminé, heureux, pur, sur ce long chemin de la connaissance. La notion de durée lui permit de se projeter dans le passé et dans l’avenir et d’accéder ainsi complètement à la Bonté et à l’Amour. Chiang avait trouvé en Jonathan son successeur et choisit alors de les quitter tous, dans un éclair éblouissant, en leur transmettant ses dernières paroles : « Étudiez l’Amour ! ».

Pour Jonathan, l’Amour, c’était de transmettre à un goéland débutant, mis au ban du Clan, comme lui-même auparavant, son enseignement. Il dit adieu au groupe, se concentra en pensée sur les rassemblements de ses congénères sur terre, et s’y retrouva.

C’est sur les Hautes Falaises, dans la lumière claire de l’aurore, que Fletcher le Goéland vit apparaître Jonathan, le plus étincelant de tous les goélands, à une vitesse proche de la vitesse-limite de Fletcher. Stupeur totale chez ce jeune déchu, qui confia, les larmes aux yeux, ses déboires avec ses congénères. Comme Jonathan le comprenait !

Dans sa sagesse et son amour, Jonathan proposa à Fletcher de commencer par le vol en palier. Il observait son élève, puissant et léger, qui avait le feu sacré pour le vol, ne ménageait pas ses efforts et rageait quand il échouait. Fermeté et souplesse, manœuvre en douceur, telles étaient les consignes que l’élève assimilait peu à peu.

Trois mois plus tard, six autres exclus les avaient rejoints, grisés aussi par leur soif d’apprendre. Après les vols d’entraînement, ils se retrouvaient sur la plage. Le moniteur rayonnait quand il leur parlait de briser les chaînes de leurs pensées pour libérer leurs corps. Tous l’écoutaient, s’imprégnaient de ses phrases.

Le mois suivant, Jonathan décida de retourner au Clan avec ses élèves, conscient de transgresser la loi.

Ce matin-là, dans un ciel lumineux, les huit goélands en formation ne formaient plus qu’un seul et unique corps qui survolait, à deux cents kilomètres à l’heure, la plage du Conseil du Clan. Puis chacun exécuta un magnifique looping pour atterrir en douceur sur le sable. La nouvelle se répandit très vite. Les plus jeunes goélands étaient intrigués par ces figures acrobatiques. Mais l’Ancien du Clan leur ordonna de les ignorer.

Jonathan guidait, stimulait, aidait chacun à se connaître et à avancer. Avec ses élèves, il volait dans les nuages, dans la tempête. Le soir, tout le monde se retrouvait sur le sable pour discuter du vol lent de Martin le Goéland, de la voltige de Fletcher ou de l’onde qui portait si loin Charles-Roland le Goéland. Chacun écoutait Jonathan sur ses idées aussi folles que la perfection.

Peu à peu, le cercle nocturne attira des goélands qui venaient se nourrir des réflexions de Jonathan. Certains franchirent le cercle des exclus, comme Kirk le Goéland qui boitait. En un rien de temps, il fut capable de voler, ayant compris que sa liberté était dans la nature même de son être et qu’il devait rejeter tout ce qui la contraignait.

La semaine suivante, quand Fletcher percuta accidentellement un rocher de granite, tout le monde le crut mort. Mais Fletcher revint à la vie. Jonathan, auprès de lui à ce moment si particulier, lui expliqua qu’il avait transcendé les limites de ce qu’il connaissait et que son corps n’était qu’un effet de sa pensée. Fletcher était libre de choisir et il avait surpassé sa mort.

Fletcher interrogea à nouveau Jonathan. Pourquoi aimait-il cette racaille à plumes, ces goélands grossiers, stupides, maladroits qui l’avaient exclu et à qui il ne devait rien. Jonathan eut une réponse simple et fondamentale : il voyait en chacun le Goéland véritable et l’aidait à se découvrir par lui-même. Jonathan avait attendu cette question depuis longtemps. Il considéra alors que sa mission au côté de Fletcher avait atteint son but. Fletcher n’avait plus besoin de lui, il saurait suivre son chemin et le désigna comme guide.

Dans un rayonnement merveilleux, un embrasement gracieux et délicat, comme Chiang auparavant, Jonathan s’évanouit dans l’espace.

Fletcher comprit alors l’honnêteté de Jonathan. Il comprit qu’il ne se sentait pas plus d’essence divine que Jonathan.

Il était bien sur la route de la sagesse.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – le 27/09/2021

Les chats l’ont osé

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Cette histoire voyage, de bouche en bouche, depuis des générations et des générations, et se déforme en cours de route. Voici une version qui, comme toutes les autres, pose la même question.

A quoi pensaient les chats ?

Quand ils avançaient tout doux, à pieds de velours, qu’ils écoutaient, épiaient, filaient les humains, les oreilles dressées, les moustaches aux aguets, puis faisaient demi-tour et s’en retournaient, solennellement, ils avaient l’air d’avoir une idée en tête.

A quoi cogitaient-ils ?

Quand ils se frottaient aux jambes des enfants, la queue relevée en point d’interrogation, ronronnant, miaulant, pour obtenir les caresses qui leur donnaient des frissons, leur parcouraient tout le corps, puis s’en retournaient d’un air entendu, sur leur tapis persan, de qui étaient-ils les maîtres ?

Que voulaient-ils signaler aux humains ?

Les hommes étaient aux petits soins des chats. Les chats apprenaient sans cesse des hommes et méditaient. Ainsi s’étaient tissées des habitudes entre les humains et les chats. Jusqu’au jour où tous les chats arrêtèrent de miauler et de ronronner. Ils n’avaient pas été entendus.

Les chats s’étaient tus. Les hommes ne s’en inquiétèrent pas.

Plus tard, on releva un autre fait. Plus singulier celui-là, beaucoup plus insolite : les chats ne mouraient plus.

Ils ne se multipliaient plus. Ils restaient tels quels.

Quels secrets partageaient-ils ?

Sombraient-ils dans le sommeil ? Chaque éveil devenait l’expérience d’une régénération. Les hommes leur assuraient leur bien-être et eux, les chats, ne pensaient plus qu’à l’essentiel. Ils avaient médité, au cours des siècles, à un seul problème : l’immortalité.

Et à force d’y penser, ils l’avaient résolue.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 13 septembre 2021

La première lampée de bière

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C’est la seule dont on ne se vante pas. Les autres, de plus en plus bouffonnes, de plus en plus cabotines, ne donnent plus d’apitoiement tiédasse mais à l’inverse une exubérance enjôleuse. La dernière, peut-être, retrouve avec la désillusion de finir un semblant de gloire ostentatoire.

La première lampée, pourtant ! Ça commence bien avant le gosier. Sur les lèvres déjà cet or mousseux, fraîcheur amplifiée par l’écume, puis lentement sur le palais un leurre rimailleur tamisé de formules. Comme elle promet d’être bouffonne, la première lampée ! On l’engloutit de suite avec une curiosité pleinement récréative. En fait, tout est écrit : la lampée, cet excès, qui rend l’amorce effrontée, le bien-être immédiat ponctué par un sourire fat, un mot sur le bout de la langue ou un calembour qui les vaut, la sensation indéniable d’un plaisir élixir qui s’ouvre à l’infini…

En même temps, on devine déjà. Tout le meilleur est à venir. On repose sa chope, et on l’éloigne même un peu sur le petit carré buvardeux. On savoure le potentiel des calembredaines, balivernes et parodies goûteuses. Par tout un rituel d’ivresse et d’arrogance on voudrait maîtriser le miracle qui vient à la fois de se produire et de se révéler. On rit avec jubilation du nom précis de la bière écrit sur la paroi du verre. A cet instant, contenant et contenu peuvent s’interroger, se répondre en palindromes, contrepèteries et jeux de mots. On aimerait conserver le secret de l’or pur et le consigner dans des formules. Mais devant la petite tache blanche éclaboussée de soleil, l’alchimiste farfelu soigne sa prestance, et boit de plus en plus de bière avec de plus en plus d’enchantement. C’est un rimailleur désinvolte qui fait ribote pour sublimer sa dernière lampée.

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 4 octobre 2020