Si petit, si jeune et pourtant si téméraire

Temps de lecture : < 1 minute

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Ça gratte à la porte. Je l’entrouvre. Tu es si petit, si jeune. D’où viens-tu ?

Il fait nuit. Les interrogations se bousculent dans ma tête au fur et à mesure que je te dévisage : tu es trempé, tu sembles épuisé. As-tu fait un long voyage ? Pourquoi cette tête penchée ? Je ne saisis pas toutes tes mimiques. Nous ne parlons pas le même langage. Nous pouvons tenter de nous comprendre, n’est-ce pas ? Tiens, tu te redresses. Tu passes la tête dans l’entrebâillement de la porte. Tu ne dis pas un mot mais rien n’échappe à ton regard perçant. Tes narines se dilatent. Est-ce l’odeur du poulet qui cuit dans le four ?

Soudainement, tu passes le seuil de la porte.

Sans-gêne ! Mal élevé ! Non, pas d’hospitalité cette nuit ! Voilà, je te barre l’entrée. Nos regards se croisent puis tu figes tes yeux dans les miens. Nous nous jaugeons, je le sens bien. Tu essaies de m’amadouer. Quel regard implorant ? Tu es si jeune pour être aussi résolu et téméraire ! C’est bon ! Je libère le passage.

Tu files vers la cheminée d’une démarche gauche et feutrée, t’allonges sur une couverture et … ronronnes.[icon name= »cat » prefix= »fas »]

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 4 juin 2022

Critique littéraire d’une nouvelle

Temps de lecture : 3 minutes

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Cher confrère,

Vous trouverez ci-après mon avis sur Marie Curie, Albert Einstein et Franklin Roosevelt écrivent l’histoire (référencée C18F) texte qui concourt pour la sélection de la meilleure nouvelle en 6000 signes, dans la catégorie Uchronie, chez ELS. Au-delà de mes critiques, je propose quelques pistes de ré écriture, au cas où l’auteur souhaiterait reprendre son texte.

En deux mots, le sujet de la rencontre de deux génies scientifiques du XX° siècle est prometteur, de même que le thème de l’uchronie qui aurait évité la guerre froide du XX° siècle. Mais le texte est alambiqué.

Commençons par le titre où trois personnages semblent impliqués dans une histoire. Soit. Mais après lecture, ce titre est décorrélé du texte. Il y a aussi un quatrième personnage, celui de l’ombre, qui joue un rôle important dans le texte. Je mesure bien mes mots quand je parle de texte car il n’y a pas d’intrigue dans cette nouvelle tant le sujet est confus : un physicien manipulateur, le projet Manhattan, une lettre à faire cautionner par un génie scientifique, la curiethérapie ou le Welfare State d’un président américain. Cinq idées, cinq pistes, beaucoup trop d’embrouilles dans ce labyrinthe où on tourne en rond, où on reprend plusieurs fois les mêmes idées.

Un exemple parmi d’autres, je cite :

  • Premier § : « l’Allemagne nazie serait en capacité de fabriquer la bombe atomique … »
  • Plus loin, Einstein dit «  Il [ Szilárd ] est persuadé que les Allemands travaillent sur la bombe atomique et qu’Hitler n’aura aucun scrupule à l’utiliser ».
  • Un peu plus loin, il persiste : « D’après Szilárd, des chercheurs allemands de l’Institut du Kaiser Wilhelm à Berlin, tentent de reproduire les expériences nucléaires des laboratoires français et américains. »

Ces trois redites occupent plus de la moitié du texte pour mettre en exergue le côté manipulateur du physicien Szilárd sans conduire efficacement à une intrigue : qui est Szilárd ? où en est-il dans sa vie de réfugié politique hongrois ? pourquoi veut-il barrer la route à Hitler ?

Cette piste-ci n’a pas été exploitée par la suite. L’auteur passe à autre chose.

On arrive au dialogue entre Marie Curie et Franklin Roosevelt qui occupe le quart du texte. Il est truffé de phrases prononcées par l’une ou l’autre mais employées à mauvais escient dans ce texte. Dans ce qui pourrait être une piste pour une intrigue, à savoir comment arrêter le projet Manhattan, on ne sent pas de tension monter, s’installer, culminer jusqu’à déstabiliser une décision que le président Roosevelt s’apprêtait à prendre. Par ailleurs cette scène n’est pas contextualisée. On ne se raccroche à rien pour se représenter cette entrevue hors du commun. Où se passe cette conversation? assis dans le bureau du président ou dans un salon de la Maison Blanche ? discutent-ils au contraire en extérieur, dans les jardins ou sur une terrasse de la résidence présidentielle?

On gagnerait en crédibilité si on pouvait s’imaginer l’ambiance de cette rencontre tout en ayant quelques points de repères sur le contexte.

Concernant les personnages, donner de l’épaisseur à la personne du président Roosevelt permettrait d’avoir un accès à sa psychologie. Ici, rien n’est évoqué.

Il y a une tentative de l’auteur, dans le dernier quart du texte, mais à nouveau maladroite et hors contexte, lorsqu’il mentionne la fierté du président, le Welfare State, mise en regard de la Curiethérapie inventée par Marie Curie. Le dernier paragraphe, qui conclut le texte « Nous continuerons à équiper nos hôpitaux. Roosevelt déchire la lettre. Marie, reconnaissante à Einstein de l’avoir consultée et pleinement satisfaite de l’issue de cette lettre est soulagée. » est très éloigné du début du texte comme des autres pistes d’intrigues sommairement évoquées dans ma critique. Elle tombe comme un cheveu sur la soupe.

Venons-en à la langue. L’ajout de phrases clichés nuit à la lisibilité du texte.

Je cite : « Nous ne pourrons construire un monde meilleur sans améliorer les individus… Le monde actuel est dangereux à vivre, surtout à cause de ceux qui laissent faire … Dans la vie rien n’est à craindre, tout doit être compris … chacun de nous a appris les gloires de l’indépendance. Que chacun de nous apprenne les gloires de l’interdépendance …  »

Le rythme est un adagio lent, pesant, sans surprise, monotone.

Les redites que je n’ai pas toutes signalées sont énervantes. Oui, on a compris que Szilárd ment, manipule et veut avoir un rôle important dans la construction de la première bombe atomique. OK.

Quant à la narration, les références chronologiques et avérées des deux personnages, le Welfare State et la Curithérapie détournent de l’intrigue relative à l’uchronie.

Voilà pour mes critiques.

Je me permets de fournir quelques pistes pour la reprise de ce texte, car les ingrédients sont là, et il suffit à l’auteur de créer une intrigue autour de l’uchronie de l’arrêt du projet Manhattan par le président Franklin Roosevelt, grâce à l’intervention de Marie Curie. Je conseille à l’auteur :

  1. Ecrire le pitch en une phrase puis amplifier le texte par ajouts successifs.
  2. Cerner l’intrigue, par exemple autour de la conversation entre le président Roosevelt et Maire Curie.
  3. Donner de l’épaisseur au président Roosevelt.
  4. Tester cette nouvelle en donnant le rôle principal au président Roosevelt et non plus à Marie Curie. L’empathie de l’auteur pour Marie Curie crève les yeux et l’a détourné de l’intrigue.

Bien à vous,

le 3 mai 2022

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds

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Le destin d’une pierre

Temps de lecture : 2 minutes

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Le facteur Cheval parcourait à pieds 30 à 40 kilomètres par jour sur des chemins escarpés pour distribuer son courrier. Il tenait entre ses mains des trésors de cartes postales, du monde entier. Chaque fois, avant de s’en séparer, il les détaillait, ici une pyramide, là un volcan, ici une locomotive, là des danses indiennes. Il observait tout autant les timbres et les cachets des pays d’origine et rêvait. D’une maison à l’autre, il rêvait, il parlait peu. Il s’arrêtait de longs moments pour respirer les plateaux du Vercors et contempler les plaines de noyers ou de lavandes puis reprenait sa tournée. Les paysages, les personnages, les lieux, réels ou imaginaires le transportaient dans son monde à lui.

Un jour d’avril 1879, alors que Ferdinand Cheval achevait sa tournée quotidienne, il buta sur une pierre du chemin. Il la sortit lentement du sol caillouteux, la prit dans ses mains. Il souffla dessus, faisant voler la poussière ocre qui l’enveloppait et fut saisi à cet instant par son aspect étrange. Il l’enveloppa dans un mouchoir et la mit dans une poche de sa veste.

Arrivé chez lui, il posa sur le banc, de gestes lents, sa besace de postier, sa casquette et sa veste, retroussa les manches de chemise, prolongeant avec volupté l’attente du moment où il ferait connaissance avec cette pierre.

Il s’assit sur le banc, sortit le mouchoir de sa poche, caressa le tissu, le déplia avec précaution, comme s’il découvrait une momie. Cette pierre était tellement étrange: façonnée par des roulements de graviers, de sédiments, d’alluvions. D’où venait-elle ? Quels mondes avait-elle connus ? Ses formes courbes, policées, patinées, témoignaient de longs voyages.

Il l’effleura légèrement, la contempla, les yeux perdus au loin.

Sa femme dévisageait son mari, en silence, se demandant ce que cette pierre pouvait bien lui révéler. Elle le sentait étonnamment ému.

Soudainement, dans un éclair fulgurant traversant son cerveau, Ferdinand éprouva un brassage de fraternité, d’unification de philosophies. Il discerna

une architecture floue,

un abrégé de cascades, de bassins, de temples,

une esquisse d’Arbre de vie, d’Arbre cosmique, le Pommier,

une profusion d’animaux, lions, chiens, pélicans, cerfs, biches, phénix, un labyrinthe,

des ébauches de temples, de chalets, de clochers, de minarets,

des silhouettes de géants, Archimède le Grec, César le Romain, Vercingétorix le Celte

tout cela enchevêtré, mêlé dans les interstices des lieux et des temps à

un foisonnement de pensées

« rassemble ce qui est épars »

« fuis la louange, recherche la sincérité »

« laisse l’esprit te guider et la sagesse viendra à ton secours ».

Il eut la vision d’une œuvre ultime, d’un palais atemporel qui dégagerait en écho chez ses invités un questionnement sur l’architecture de leurs propres temples.

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 27 avril 2022

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Dialogues entre Dédale et Icare – Un rêve en fusion

Temps de lecture : 4 minutes

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Minos avait condamné à l’exil Dédale l’ingénieux, pour avoir favorisé les amours coupables de Pasiphaé, sa femme, avec le superbe taureau blanc sorti de la mer. Dédale purgeait sa peine sur une petite île, avec son inséparable fils Icare. Il cherchait un moyen pour s’évader de ce bagne. Un jour, alors qu’il observait les oiseaux, il appela son fils :

– Viens, Icare, viens regarder ces oiseaux ! observe-les voler ! tu vois comme ils plongent ! et là, tiens, celui-ci décolle, dit Dédale en pointant du doigt un héron. Regarde comme il s’élève lentement dans l’air.

– Oui, et alors ? fit Icare, levant la tête vers son père, chacune de ses mains questionnant d’un geste subtil.

– Devine, fiston ! on va les mimer ! oui, je te l’assure, toi et moi, on deviendra des hommes-oiseaux ; on ira où on voudra ! si Minos nous ferme les chemins de la terre et des ondes, le ciel nous reste ouvert, non ? ajouta-t-il, excité par cette idée insolite.

– Mais on n’a pas d’ailes, Père ! rétorqua Icare, en agitant ses mains, coudes collés au corps.

– Justement, on va les fabriquer ensemble, dit-il en faisant de grands mouvements avec ses bras. On volera comme ces aigles. Dédale, les bras écartés, penché du côté gauche, faisait comme un virage en piaillant comme un oiseau.

Icare, admiratif des inventions de son père, était fier de pouvoir participer, cette fois-ci, à cette nouvelle trouvaille. Pendant leur veillée, ils échafaudèrent des tas de plans.Dès le lendemain matin :

– Icare, fais le tour de l’île et ramène des plumes de toutes sortes, demanda Dédale, sérieux, le regard absorbé par ses projets d’ailes. Pendant ce temps, je dessinerai sur le sable mes idées et, à ton retour, on avisera de la suite.

Revenu, haletant de son expédition, Icare commente :

– Voilà, Père, j’ai trouvé des plumes de vautours, d’aigles, de flamants roses et d’aigrettes. J’ai aussi ramené du duvet de plumes, on ne sait jamais !

– Parfait, fiston ! tiens, regarde ces dessins ! fit Dédale, en désignant d’un geste grandiose le fruit de ses cogitations.

– Comme elles paraissent immenses, tes ailes ! s’étonna Icare.

– Il faut bien ça ! elles s’appuieront sur le corps entier, dit-il en s’allongeant sur le sable, entre une paire d’ailes. On les fixera à nos bras, là et là, et on les prolongera pour avoir une grande surface, comme une voile de bateau.

– Père, tu es franchement drôle ! il ne te manque plus qu’un bec ! se moqua Icare.

– Maintenant, fiston, va du côté des ruches, dans le petit maquis, et ramène de la cire d’abeille. ! j’ai une petite idée que je t’expliquerai plus tard, ordonna Dédale, un demi sourire au lèvre, l’index tapotant sa tempe.

Dédale choisit chaque plume, jugea de sa forme, de sa courbure, de sa texture et de sa brillance puis la posa sur le dessin, tracé sur le sable. La première paire d’ailes fut assemblée avec de la cire. On était au petit matin du premier essai de décollage de Dédale. Il courut de plus en plus vite, pieds-nus sur le sable.

– Père, Père ! tu y es presque ! ça y est, tu décolles ! comme tu es superbe ! s’extasia Icare, au comble de la joie.

Icare, subjugué, ne quitta pas son père des yeux jusqu’à ce que Dédale atterrisse en douceur sur la plage, entouré d’oiseaux.

– Père, tu es l’oiseau le plus admirable que je connaisse ! dit Icare, en se blottissant contre la poitrine de son père.

Ensemble, ils fabriquèrent la deuxième paire d’ailes.

– Ecoute-moi bien maintenant, fiston ! tu me suivras TOUT LE TEMPS recommanda Dédale, en détachant chaque mot. Nous survolerons la mer pour atteindre une île habitée. Ce sera long. Ne vole ni au ras des flots, pour ne pas alourdir tes plumes, ni trop haut, le soleil ferait fondre la cire de tes ailes. Promis ?

– Ne t’inquiète pas, Père, jura Icare, la tête déjà attirée par ce ciel si pur, si bleu.

Au petit matin, Dédale ajusta les ailes de son fils puis les siennes. Il embrassa Icare et décolla, ému. Son fils décolla à sa suite et prit de l’altitude, lui aussi. Dédale se retournait fréquemment pour surveiller Icare, resplendissant, divin.

– Tiens, des oiseaux curieux, viennent m’apprendre à voler ! super ! cria Icare à son père. Je n’ai qu’à les imiter.

– Bravo, fiston ! encouragea Dédale. Je reste devant toi. Continue à me suivre !

– Regarde, père, l’oiseau qui est passé devant moi, me tire, me fait accélérer et maintenant, clac, il ralentit, dit Icare, un peu essoufflé.

– C’est bien, fiston ! profites-en pour reprendre ton souffle, répondit Dédale, qui faisait lui-même de grandes inspirations régulières, tout en s’élevant peu à peu. Respire calmement !

– Que se passe-t-il maintenant ? voilà un autre qui reprend la première place ! waouh ! hurla Icare. On descend à toute allure, on remonte, on fait des boucles ! Incroyables, ces figures célestes! Père, viens essayer.

– Attention, Icare, tu n’es pas un oiseau, ne te laisse pas embarquer dans ces acrobaties, cria Dédale à son fils, qui ne l’entendait déjà plus.

– Père, c’est tellement grisant ! je sens tous les filets d’air sur mon visage, quel bonheur ! oups ! on pique et on s’élève tous ensemble, on monte, droit vers le soleil ! s’égosillait Icare, envoûté.

– Mais Icare, que fais-tu ? tu es fou ! tu as perdu la tête ! tu vas droit vers la flamme du soleil !

cria Dédale en voyant son fils se dresser en chandelle avec les trois autres oiseaux !

– Père ! père ! hurla Icare, en s’apercevant que ses plumes se détachaient une à une, tourbillonnaient autour de lui.

– Icare, mon fils, mon fils chéri, je ne peux te rattraper, tu tombes comme un caillou, gémit Dédale, impuissant, en larmes.

Icare s’engloutit dans les flots, entouré de plumes d’aigles, de flamants roses et d’aigrettes.

Le cœur déchiré, Dédale se laissa planer. Les airs l’ont porté, jours et nuits, et l’ont déposé en Sicile.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 3 avril 2022

L’huile essentielle, une sainte huile !

Temps de lecture : 3 minutes

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Mado, veuve d’une quarantaine d’années, élevait seule, depuis plus de quinze ans, son fils unique Jacques. Pharmacienne passionnée par son métier, elle avait l’art de révéler la quintessence des plantes sous forme de mélanges à infuser, de sirops, de gélules ou d’huiles essentielles. Elle stimulait chez ses clients, leur bien-être, calmait leurs angoisses, améliorait leur digestion ou leur respiration. Jalouse de son savoir, elle accumulait dans son arrière-boutique des classeurs qui consignaient les dosages et les vertus de ses assemblages.

Jacques, nourri au langage des plantes, avait développé au fil des ans, une phobie par rapport aux huiles essentielles. Pour lui, elles se résumaient à « je soigne ET je suis un poison en devenir ». Il était devenu un adolescent émotif, hypersensible, qui s’inquiétait d’un rien. Récemment, il tomba par hasard, sur un bout de papier où sa mère décrivait une huile essentielle qui aidait les vieux à mourir paisiblement. Il en fut tellement secoué, qu’il ne vit plus dans sa mère qu’une empoisonneuse redoutable. Leurs relations se dégradaient au fil des semaines.

Mado en avait ras-le-bol de ce fils qui traînait un mal-être nonchalant, insondable.

Depuis peu, elle avait pris l’habitude de se confesser. Dans l’isoloir du confessionnal, elle tenait à son rituel rigoureux, appliqué dans cet ordre : s’agenouiller sur le banc étroit, coller les coudes au corps, bien joindre les mains, pencher la tête, menton collé à la poitrine, fermer les yeux. Un long rideau préservait l’intimité de l’isoloir. Séparée du prêtre par une grille en bois, elle ne voyait que son profil. Chuchoter dans l’obscurité, ouvrir son cœur, mettre à nu sa vie, engager un bavardage pénitentiel lui procurait un bonheur étrange et merveilleux, différent de sa passion pour les plantes. Cet examen de conscience l’amenait à prendre du recul sur sa vie. Elle se prenait à imaginer un avenir moins routinier que celui qu’elle menait depuis quinze ans, entre son fils et la pharmacie.

L’ombre de son amant prenait de plus en plus de place dans ses confessions.

Elle le hantait, elle la rassurait.

A la fin de cette journée caniculaire, elle se dirigea vers l’église, comme à son habitude. Le prêtre accueillit en silence les paroles de la veuve qui avoua avoir accommodé quelques huiles essentielles pour des patients, en phases terminales. Et si elle en donnait à son fils ? Elle se repentit sincèrement dans la pénombre du confessionnal et obtint l’absolution.

Rentrée à la maison, elle se sentait légère, déchargée de ses fautes et alla directement à la cuisine préparer le dîner. Elle repensait à sa confession : Jacques entravait sa voie, sa vie; il occultait un avenir rayonnant. L’envie de meurtre l’enflamma.

Elle saisit son téléphone et envoya un SMS à son amant :

« La prochaine victime de mes huiles sera Jacques. »

Son fils reçut ce SMS troublant. Il y avait une erreur de destinataire mais, ce qui était certain, c’est qu’il provenait de sa mère. Qui était ce Jacques qu’elle mentionnait ?

Quand son fils entra dans la cuisine, Mado leva les yeux vers Jacques et se figea.

– Qu’as-tu donc, mon petit Jacques ? lui dit-elle. Tu es si pâle ! Tu souffres ? Comme tu me regardes mon cher trésor, mon grand enfant !

Elle l’enlaça amoureusement, lui caressant longuement le dos.

– Tu es vraiment très pâle ! tu ne dis rien ! va te reposer dans ta chambre pendant que je finis le repas, lui recommanda-t-elle, en chatouillant son menton. Je t’apporterai le dîner au lit. Prends bien ta température ! Si tu as de la fièvre, je te préparerai une huile essentielle pour te requinquer.

Jacques n’eut pas le temps d’atteindre sa chambre : il s’écroula sur place.

Mado envoya un SMS à son amant.

En jean et pull à col roulé, le séducteur fut là en moins de deux.

Délivré de sa soutane, il administra le sacrement d’extrême-onction en appliquant des Huiles Saintes sur le front de Jacques, avant que ce dernier ne poussât son dernier soupir.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 14 avril 2022



Dédale et Icare, un rêve en fusion

Temps de lecture : 4 minutes

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Minos avait condamné à l’exil Dédale l’ingénieux, pour avoir favorisé les amours coupables de Pasiphaé, sa femme, avec le superbe taureau blanc sorti de la mer. Dédale purgeait sa peine sur une petite île, avec son inséparable fils Icare. Ce dernier était toujours curieux et admiratif des inventions de son père, comme celle du labyrinthe où il avait pu l’aider. Cette fois, Dédale l’ingénieux cherchait, sans succès, un moyen de s’évader de ce bagne.

Le père et le fils avaient fait plusieurs fois le tour de l’îlot. Côté couchant, une falaise noire, puissante, faisait barrage aux vents dominants ; côté levant, une plage de sable rose, nacrée de coquillages, brillait aux rayons du soleil. La mer turquoise allait et venait inlassablement, se fracassant en écume épaisse sur la falaise ou léchant, limpide, le sable doux. Ils avaient construit leur abri près de la plage, avec des branches souples de saules et d’amandiers. Ici et là des plantes épineuses, acanthes aux fleurs blanches et euphorbes jaunes, aux piquants de hérissons, égratignaient parfois leurs cuisses. Lors de leur exploration de l’île, ils avaient repéré quelques ruches ainsi que des plantes aromatiques comme le thym et la sauge. Ils se nourrissaient de miel, de poissons et de baies sauvages. Une multitude de tortues se baladaient entre mer et terre. Les hauteurs étaient le domaine des oiseaux, aigles, faucons et vautours. Dédale et Icare croisaient ailleurs, des flamants roses, des cigognes, des aigrettes ou des hérons.

Pendant qu’Icare pêchait, Dédale observait les oiseaux, leur envol, depuis une branche ou un rocher ; il se nourrissait de leurs acrobaties, goûtait, comme s’il y était, leurs façons de prendre de l’altitude, planer, plonger et se redresser. Il dégustait leurs ballets aériens, où chacun jouait son rôle.

Un jour, alors qu’il avait encore la tête levée vers le ciel, il eut une révélation et dit à son fils :

Si Minos nous ferme les chemins de la terre et des ondes, le ciel nous reste ouvert. Nous deviendrons des hommes-oiseaux pour retrouver notre liberté. J’ai enfin une idée pour mimer les oiseaux.

Tout le jour, de l’aurore au coucher du soleil, Dédale dessinait sur le sable des projets d’ailes. Il les effaçait, les balayait de la pointe de son pied et recommençait, certain qu’il trouverait la cambrure de l’aile. Un soir, au crépuscule, il ne retint plus qu’un seul dessin.

Le lendemain, Dédale commença à choisir chaque plume, jugea de sa forme, de sa courbure, de sa texture et de sa brillance.

Il les disposa en ordre régulier, de la plus petite à la plus grande. Enfin prêt pour la fabrication, il les assembla avec de la cire d’abeille.

Le jour du premier essai, il courut de plus en plus vite, pieds-nus sur le sable, et décolla.

Une émotion l’envahit. Plus léger que l’air, il s’élevait au-dessus de l’île qui paraissait un pur bijou d’obsidienne et de nacre. Le sol s’éloignait, Icare devenait aussi petit qu’un caillou. De plus haut, l’îlot s’assombrissait et rapetissait au milieu de la mer. Il repéra des éperons pointus, des écueils à fleur d’eau que la mer laissait entrevoir et, plus loin, une côte, la Grèce, la Sicile peut-être ?

Un oiseau, curieux, s’approcha. Puis un deuxième, puis un troisième. Ils l’escortèrent pour revenir sur l’îlot. Dédale l’ingénieux atterrit en douceur sur la plage. Icare, qui n’avait pas lâché du regard son père, l’assaillit de questions. Dédale n’avait aucun mot pour dire ce qu’il avait ressenti mais son corps, rayonnant, parlait pour lui.

Satisfait de ce premier essai, Dédale fabriqua une deuxième paire d’ailes pour son fils. Lors de leur dernière veillée sur l’îlot, Dédale fit mille recommandations à Icare.

– Tu me suivras tout le temps. Nous survolerons la mer pour atteindre une île habitée. Ne vole ni au ras des flots, pour ne pas alourdir tes plumes, ni trop haut, le soleil ferait fondre la cire de tes ailes.

Icare jura à son père tout, et bien plus, impatient de prendre part à cette aventure.

Au matin, Dédale ajusta les ailes de son fils puis les siennes. Il embrassa Icare et tout ému, décolla. Son fils décolla à sa suite et prit de l’altitude, lui aussi.

Voler comme un oiseau, quoi de plus excitant, de plus euphorisant !

La vue était grandiose : la mer avait des couleurs allant du bleu roi au turquoise. Les îles pointillaient la grande étendue marine. Ils traversèrent, fascinés, une nappe de brume, légère, fine, impalpable. L’air sifflait dans leurs oreilles. Dédale se retournait fréquemment pour surveiller Icare, qui resplendissait, divin.

Des oiseaux vinrent, curieux. Trois d’entre eux se mirent à jouer avec Icare : l’un passait devant lui puis ralentissait pour se laisser doubler par ce drôle d’oisillon maladroit, puis un autre oiseau reprenait le même manège. Le quatuor volait maintenant en formation, unis dans l’air et l’espace qui s’ouvrait à l’infini. Icare, grisé, était devenu oiseau. Il imitait de son mieux les figures de ses nouveaux compagnons de voyage : des piqués aux loopings, plus rien ne l’arrêtait. Il se concentra sur ces acrobaties tellement extraordinaires qu’il ne fit plus cas de son père.

Dédale admirait avec fierté cette étonnant ballet qui volait derrière lui.

La formation prit de la vitesse. Dédale vit son rejeton battre des ailes à un rythme effréné, déployant une énergie folle. Le quatuor doubla Dédale, monta en chandelle si vite et si haut que la flamme dévorante du soleil fit fondre les ailes d’Icare.

Les oiseaux tentèrent des boucles pour récupérer leur oisillon.

Pendant sa chute, Icare appelait son père qui lui répondait, impuissant.

Dédale vit son fils s’engloutir dans les flots.

Le cœur brisé, il se laissa planer.

Les airs l’ont porté, jours et nuits, et l’ont déposé en Sicile.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 26 mars 2022

Le dilemme de Mowgli

Temps de lecture : 4 minutes

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Le viel ours Baloo continuait l’éducation de Mowgli. Après les codes de la Jungle, il abordait à présent l’évocation des Maîtres-Mots, ceux qui assuraient une protection auprès de chaque Peuple de la forêt.

Une fois, aventuré sur un sentier, par une nuit sans clair de Lune, Mowgli s’était perdu. Incapable de retrouver Baloo, il avait clamé au Peuple-Oiseaux les Maîtres-Mots : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et avait ajouté le cri du Vautour, comme il l’avait appris. En un instant, les Oiseaux vinrent à sa rencontre et le guidèrent jusqu’à Baloo, qui discutait, comme souvent, avec Bagheera.

Chaque fois que Mowgli avait utilisé ces Maîtres-Mots, ça avait marché !

Quelques lunes étaient passées. Mowgli se transformait. Sa voix devenait plus grave. Son corps se fortifiait. Ses muscles fermes lui permettaient de courir plus vite et plus longtemps, sans fatigue. Quand il se grattait le visage, il sentait pousser une fine moustache. Son caractère changeait. Il s’emportait, surtout contre Bagheera, sa mère d’adoption, sans trop savoir pourquoi. Lui, un rien provocateur autrefois, devenait cassant et rigide. Il le regrettait ensuite, mais c’était plus fort que lui.

Beaucoup d’idées tournoyaient dans sa tête. Pourquoi n’y a-t-il pas UN chef pour gouverner tous les Peuples? Je connais toutes les langues, les codes et les Maîtres-Mots de chacun. Alors, je pourrais être ce maître. Il en parla plusieurs fois à Bagheera. Tous ces Peuples, affirmait-elle, se respectent et vivent de coopérations mutuelles. Si quelqu’un vient à diriger la Jungle, il détruira notre équilibre. Il y aura des rivalités, des territoires bousculés, pillés, pour finir par une destruction complète de ce lieu de vie commun.

Mowgli n’était pas du tout convaincu. Il eut une idée. Et s’il prenait le contre-pied de quelques leçons? En changeant des Maîtres-Mots en Mots-Esclaves, arriverait-il à conquérir et à dominer quelques alliés ? Ensuite, il s’imposerait et serait promu tout naturellement LE chef ?

En cachette de Baloo et de Bagheera, il commença par le Peuple-Oiseaux. Il alla voir Jacot le Perroquet, et passèrent tous les deux une matinée à jouer. Mowgli flattait le bel oiseau aux couleurs vives et le récompensait de cacahuètes quand il gagnait. Il lui appris le premier Mot-Esclave : « Je suis le plus fort, rien ne m’arrête, le jour ! ». Tous deux, maintenant complices, allèrent sur la branche d’arbre où Mang, la chauve-souris, dormait paisiblement. Jacot voulait tester son premier Mot-Esclave et chanta à tue-tête, « Je suis le plus fort, rien ne m’arrête, le jour ! », jusqu’à ce que Mang sorte de sa torpeur, déploie ses ailes et se réveille.

– Qu’avez-vous ? Avez-vous oublié les Maîtres-Mots pour me réveiller en plein jour ?

Les deux larrons l’insultèrent et la traitèrent de feignasse.

– Tu dors encore à cette heure-ci, en plein midi ! Qu’as-tu fait la nuit dernière ? Tu n’aurais pas déniché par hasard de pauvres insectes qui dormaient … pour t’en régaler, vilaine !

– Mais je ne vous reconnais plus !

– On ne dira rien aux autres Peuples si tu nous promets ceci. Ils lui chuchotèrent un secret.

Mang, maintenant bien réveillée, tous ses sens en alerte, sentait monter en elle une puissance nouvelle. « Je suis la plus forte, rien ne m’arrête, la nuit ! » se répétait-elle, pour s’en convaincre.

Pendant ce temps, Bagheera avait remarqué que Mowgli prenait ses distances et la provoquait, les rares fois où ils se voyaient. L’adolescent allait jusqu’à critiquer l’éducation que Bagheera et Baloo lui avaient donnée. A d’autres moments, Bagheera l’entendait moduler sa voix. Elle ne comprenait pas les Nouveaux Mots qu’il prononçait mais elle avait bien retenu des sons comme : « Couché. Aux pieds. Bien, voilà ta récompense. Recommence. » Allongée sur une branche, en étirant ses pattes, elle observait ce jeune Homme qui regardait son image dans le miroir de la mare tout en faisant jouer ses muscles. Il changeait si vite, si brutalement.

Le jour où elle vit Baloo le vieil Ours se mettre à genoux, aux pieds de Mowgli, elle sauta d’un bond entre eux deux. Elle raconta alors le Peuple-Hommes, qui asservissait la Nature. Pire, les hommes rasaient des parties de Jungle, y plantaient de grands champs de manioc et capturaient, sans ménagement, des individus de chaque Peuple pour les exhiber dans des cirques. Bagheera le tenait d’un éléphant qui avait réussi à s’enfuir et à retrouver les siens.

Mowgli était désemparé. Était-ce SA NATURE, qui prenait le dessus? Son ambition de devenir LE chef de la Jungle était contrebalancée par l’éducation qu’il avait reçue de tous ces Peuples d’ici, eux qui lui avaient tout donné.

Bagheera comprit qu’il était tiraillé.

Elle lui demanda de décider d’ici la prochaine pleine Lune : soit elle le conduirait chez son peuple de naissance, soit il resterait en oubliant les Mots-Esclaves et toutes ses idées démesurées.

Pendant ce temps, aidé de Jacot, Mowgli se rendit discrètement à la lisière de la forêt pour observer une tribu d’hommes. Il aperçut des huttes, des animaux parqués dans des cabanes de branchages, un perroquet enfermé dans une cage, un genre de loup, attaché à une laisse, qui pleurait. Il vit aussi un grand gaillard fouetter avec une liane un animal à quatre pattes. Jacot les interpela. Les réponses furent unanimes. Ils souffraient cruellement.

Le premier soir de Pleine Lune, ils étaient tous là, les Oiseaux, les Serpents, le clan des Loups, Mang, Jacot et j’en oublie d’autres. Mowgli s’avança vers Bagheera pour donner sa réponse :

Je reste…

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 7 janvier 2022

La tournure des entournures

Temps de lecture : 2 minutes

Hommage à Raymond Devos

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L’autre jour, à la fin d’un spectacle aux Trois Baudets, une personne m’interpelle :

– Pourquoi ne faîtes-vous pas du cinéma ? Vous avez une telle tournure !

Mais de quelle tournure parlait-elle ? De ma tournure d’esprit quelque peu singulière, parfois délurée, désinvolte ! Ou de mon physique élégant, ma tournure de jeune premier, malgré mes soixante berges !

Ma tournure d’esprit m’incline tout naturellement à choisir ma tournure de jeune premier.

Ce matin, tout guilleret, j’opte pour un costume gris perle. Le ventre comprimé dans le pantalon, l’allure, d’une distinction délicate, je pars au marché avec la prestance d’un Georges Clooney. Mais, arrivé au marché, je me sens gêné aux entournures. Me voilà penché, mon buste et ma tête entraînés sur ma gauche. C’est à ce moment-là qu’une voix familière m’apostrophe.

– Que t’arrive-t-il, Raymond ?

Je me retourne et reconnais mon voisin.

– Rien, pourquoi ?

– Tu as l’air rudement coincé!

– C’est sûrement l’entournure gauche.

– L’entournure, relève-t-il, c’est le point délicat de la veste. Allons chez mon copain tailleur, à deux rues d’ici.

Nous voici chez le tailleur.

– Je vous reconnais, monsieur Devos. Quand je vous ai vu au théâtre du Vieux Colombier le mois dernier, je me suis dit que vous devriez faire du cinéma, avec votre tournure si jeune.

Je déguste ce propos flatteur, et n’en laisse, cependant, rien paraître.

– Ne me détournez pas de l’objet de ma visite. Regardez-moi, plutôt ! Je suis gêné aux entournures. Pouvez-vous faire quelque chose, docteur ?

Ce lapsus m’a échappé.

Le tailleur prend alors la mesure de la situation.

Il m’installe devant un miroir et se place derrière moi. Il me dévisage à la fois de dos et de face, en me regardant dans la glace. Rien ne le détourne : j’essaie pourtant quelques mimiques, mais rien. Il est concentré. Je l’observe.

Il fronce les sourcils, suit la ligne de mon bassin. Puis il tourne autour de moi et se plante face à moi. Il opine de la tête puis tourne ses yeux vers les miens et me lance à la figure, sans détour :

– Ça vient de l’entournure gauche, votre gêne !

– Je m’en doutais. Et alors ?

– Je vous propose de l’échancrer et on voit si c’est suffisant.

Dubitatif sur son diagnostic, j’avance timidement :

– Vous n’êtes pas sûr, docteur ! Pardon, tailleur !

Là, il détourne brusquement la tête,

me fait faire un demi-tour, et en un rien de temps,

me déshabille, s’empare de ma veste, taille l’entournure gauche,

puis ajuste la ceinture de mon pantalon.

J’avoue que je n’en mène pas large, figé devant le miroir, en slip, chaussettes vertes à mi mollets, chemise rose bonbon sur mon poitrail bombé. Plus question de me prendre pour un Leonardo di Caprio. Ma tournure élégante avait pris une sacrée claque. Je détourne mon regard du miroir, vaincu par ma tournure grossière.

Le tailleur me rhabille en deux temps, trois mouvements. Très directif, il me somme d’un :

– Regardez-vous dans la glace !

J’inspire un grand coup, tourne mon regard vers le miroir.

Et là, Mesdames et Messieurs, croyez-moi sur parole,

j’ai reconnu dans mon reflet Georges Clooney.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 15 février 2022

Mon arbre

Temps de lecture : 3 minutes

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Les gribouillis de mon crayon courent sur des bouts de papier. Des courbes truffent mes brouillons. Ramassées, recroquevillées, étirées, en spirales, toutes me parlent. De quelques unes émanent des cambrures de dos, des aquarelles, des tableaux textiles, comme « Peau sur peau ». Des ondulations de brindilles jouent entre elles et créent des « Courbes en mouvement ».

Un jour, à la Caféothèque, alors que je dégustais un café avec une amie barista, des volutes de notes boisées et de fruits rouges s’élevèrent au-dessus de nos tasses et se déposèrent mystérieusement sur mon carnet : l’arôme du café était né, splendide, parfait. Dessiné, peint, teint, brodé, embossé sur du métal, cet arôme brille dans ma cuisine ou se cache dans une chambre.

Quelques jours plus tard, mes crayons, aux couleurs lumineuses, se mettent à dessiner un arbre en majesté, prestigieux. Il est unique. Sa couronne de branches multicolores se détache sur un ciel bleu. Ses racines, visibles, se ramifient dans une zone couleur caramel. Sa sphère opaline, irisée, relie ces deux entrelacs et assure la gymnastique de mes idées, qui se baladent dans la cime ou s’appuient au creux des racines.

Perchée en haut de l’arbre, j’observe.

Les feuilles captent et transmettent les mouvements de l’air (je frissonne)

elles absorbent la lumière (je suis en sécurité, à l’écoute)

la réfléchissent (je suis un éclair).

Les branchages, nourris de mots, donnent naissance à un ballet léger, aérien, à une symphonie décontractée ou pesante qui me rendent sereine, indignée, apaisée.

Sa sphère préserve un pouvoir magique. Elle capte toutes mes idées et me propulse vers sa ramure, vers d’autres sensations. Mes acrobaties, de branches en branches, font bouillonner des images sur l’acte de créer.

Glissée dans le feuillage, les mouvements de l’air (friselis, ondoiement, bruissement), me soufflent une histoire mystérieuse. Les clairs obscurs, à l’ombre d’un branchage en demi teinte m’inspirent une ambiance romantique. A califourchon sur une branche maîtresse, j’accroche la lumière du soleil (clarté, éclat, lueur, rayon, scintillement, embrasement, halo). Me voilà partie dans une aventure en voilier.

Ça marche à tous les coups.

Je me hisse tout en haut et perçois le pitch dans sa totalité.

« L’inspiration, c’est un parcours dans mon arbre, où les mots reflètent des angoisses ou des rêveries. L’arbre bourgeonne, donne des fruits, se pare de mille couleurs et me renvoie à des beautés singulières, des sensations, des étonnements. L’hiver, la sève enfouie dans ses racines, quand plus rien ne circule, est une vision que j’occulte. »

Je saute alors sur la branche où je discerne les différentes influences dans l’acte de créer. Une tige me dit d’aller voir du côté des auteurs où j’ai retrouvé, pour l’occasion, le livre de Delphine de Vigan, D’après une histoire vraie, que je ne relis pas, faute de temps.

Un autre rameau me fait signe d’investiguer sur les symboles: l’arbre, bien évidemment. Un petit tour sur la symbolique de l’arbre, oui, bof ! Je reste en symbiose avec mon arbre multicolore, que je chéris.

Je saute, comme un singe, sur la grosse branche du plan de mon histoire. Là, un nouveau rameau émerge, le premier jaillissement de mon imagination. Le lendemain, je m’en saisis, l’ébarbe, le dégrossis puis jours après jours je le lime, le polis, le lustre. Le plan se raffine : au bureau, un coup de fil, une tuile mi-figue mi-raisin dans la famille, tout finit bien.

Confortablement installée dans l’enchevêtrement des racines, je m’imprègne de l’ambiance de terre et d’humus où je perçois d’autres germes de l’histoire qui sort de terre. J’explore plus intimement les radicelles et découvre de jeunes pousses, personnages qui cherchent à se hisser au rang de héros (Madame le proviseur? Une tarte à la crème? Des témoins? Qui sera le protagoniste?).

Mon arbre opère une alchimie surprenante en entrelaçant les branches et les racines. Il me surprend, m’enchante, me fascine par son soutien sans faille, sa stabilité, sa puissance.

Malheureusement, le vendredi 13 août 2021, mon arbre totem, que je déplaçais, au gré de ma fantaisie, palpant à volonté les bourgeons, les feuilles et les branches, a malheureusement été amputé. Je me suis rendu compte, ce jour-là, que mon merveilleux arbre siégeait dans mon cerveau. La disparition d’une simple brindille a mis à nu l’atrophie, l’inertie, la perte de repères, la stérilité des idées, la perte d’attention, la diminution drastique de concentration. Ce que j’imaginais comme un cauchemar dans ma vision de la création, je le vis douloureusement aujourd’hui. Ne plus arriver à grimper dans la ramure de mon bel arbre, rester appuyée à son tronc, sans accrocher la moindre feuille-sensation, la moindre branche-ambiance, est éprouvant.

Aujourd’hui, je lis et relis encore la symbologie de l’arbre, qui prend tout son sens:

l’arbre, c’est la vie, en perpétuelle évolution.

De nouveaux branchages noircissent maladroitement des bouts de papier, cherchent à intégrer cette amputation. J’essaie de déceler de petits bourgeons, ne sachant pas encore quelles branches se développeront sur cet arbre blessé, avec qui je compose, maintenant.

Une nouvelle silhouette jaillira, haute en couleurs, délibérément harmonieuse, un jour.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 10 février 2022

Maria

Temps de lecture : 4 minutes

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Je débarquais à Paris avec mon kit de survie, bondé de livres et de peu de vêtements, pour y poursuivre mes études. J’avais la chance d’avoir une chambre à la Cité Internationale, sous réserve de la partager avec une autre. Et ce fut toi, Maria. Tes grands yeux verts, ton visage aux pommettes hautes, tes cheveux blonds, une silhouette irradiant de l’énergie, et ce geste, TON geste, ta tête qui me salua légèrement penchée de côté, avec un large sourire.

Tu m’accueillis d’une révérence, avec grâce. Je viens de Pologne, de Cracovie, me dis-tu. Puis tu m’invitas à découvrir notre chambre. Des souvenirs affluent, un pointillisme rayonnant surgissent fous rires, clins d’œil, complicités, musiques, des discussions sérieuses sur nos études, nos convictions, nos idées, nos doutes, nos valeurs ; des odeurs aussi, celle du thé, des soupes de ton pays, cuisinées sur notre petit camping gaz.

Quel bonheur ce hasard de la vie, à vingt ans !

J’ai découvert ta famille à travers la photo en noir et blanc, que tu avais toujours avec toi, dans ton porte-monnaie marron clair, en cuir. C’est ma mère, m’as-tu dit magnifiquement en la désignant, allongée dans son cercueil. Puis ton doigt a effleuré sur cette photo ton père et ta sœur, ton aînée de quinze ans. La petite fille de six ou sept ans, accolée au cercueil, fixant l’objectif, c’était toi, avec déjà ce regard déterminé. J’étais profondément choquée par cette photo, qui représentait tant, beaucoup, tout, pour toi. J’ai appris qu’une longue maladie avait bercé ta petite enfance, imprimant une blessure profonde, dans cette famille unie.

Des liens étroits se sont tissés entre nous, au fil des jours, des mois, de la vie.

Grâce à toi, notre chambre se métamorphosait parfois en salle de concert, les lits agencés en banquettes, le vieux plancher en bois nous servait de parterre. Ton petit groupe d’amis polonais se retrouvait chez nous, chacun amenant une spécialité. Je découvrais vos préférences culinaires. Après ces mises en bouche, Yolanda prenait son accordéon et jouait des mélodies de votre pays. Tu chantais, vous chantiez tous, à une ou plusieurs voix. Très vite, tes joues rougissaient, j’adorais te voir ainsi. Tu dansais, tu perdais ton français et je goûtais votre langue chuintante, tonique où les « CH » et les « DJJ » captaient mon attention. Je tapais dans les mains, en suivant votre tempo vif. Vos cercles se faisaient, se défaisaient. On ouvrait les fenêtres. La pause vodka, la seule, la vraie, la Wyborowa, vous ramenait chacun quelque part, chez vous.

Tu prenais plaisir à me raconter le monde de l’agronomie, ton domaine d’études. Un jour tu m’éclairas sur « les pRopRiétés oRganoleptiques du beuRRe » ; j’entends encore aujourd’hui ces « RRR » longuement roulés. Tu m’ouvrais les yeux sur les artifices de cette industrie qui fabriquait des produits uniformes, en ajoutant des colorants dans le beurre, suivant les saisons. La vie de la campagne et les variations saisonnières s’en trouvaient gommées. Éloignement des cycles des saisons pour le consommateur-client.

J’avais noté, assez vite, tes rendez-vous du jeudi soir. Pour moi, c’était ton jardin secret jusqu’au jour où tu as remarqué, sur ma table de chevet, le bouquin l’Archipel du Goulag de Soljenitsyne. Tu m’as demandé l’autorisation de le lire, car il était interdit en Pologne, comme en Russie. Stupeur naïve de ma part, que tu as relevée. Mon étonnement, mes questions, t’ont encouragée à aborder des points sensibles : la langue russe, subie pendant toute ta scolarité, qui te pesait et en disait long sur le contrôle d’un pays sur un autre.

Tes rendez-vous du jeudi n’étaient, ni plus ni moins, que les comptes-rendus hebdomadaires auxquels tu étais astreinte, au consulat de Pologne, en échange de la prolongation de ta bourse. Tu devais fournir les noms des personnes croisées et les sujets abordés, tous les sept jours. Tout était noté et consigné, quelque part. J’ai ressenti, à ce moment-là, la confiance que tu m’a prouvée et en même temps, je n’ai pas pu m’empêcher d’évoquer un espionnage forcé, astreignant pour toi.

C’était le contrat que tu honorais, fidèlement.

J’étais abasourdie. Ce secret partagé est devenu un ciment indélébile, entre nous. Maria, toi, curieuse et si intelligente, polonaise au fond de tes tripes, tu voulais jouer un rôle dans la vie de son pays. Contrairement à la plupart de tes amis qui se sont mariés à la fin de leurs études et sont restés en France, tu avais décidé de retourner en Pologne. Tu te sentais redevable à ton pays de ces années formidables passées en France. Tu te faisais une joie d’aller diriger une laiterie. C’était fin 76.

En 82, c’est toi qui frappes à ma porte, à Paris.

Tu n’as pas changé : la tête à peine inclinée, ton regard volontaire, courageux. Nous tombons dans les bras l’une de l’autre. Tu m’offres un petit paquet. Pour ton fils, me dis-tu, petit bonhomme de tout juste un mois.

Tu t’assieds au bord d’un fauteuil et récapitule à voix haute.

La fuite de ton pays, sans avoir prévenu ni ton père ni ta sœur. Tu as les larmes aux yeux, ta gorge se noue. Tu te mets à la place de ta famille, tu imagines leur désarroi, leur incompréhension mais présume aussi leur compréhension. Car ils savent que ton rêve, la laiterie, est le cauchemar qui te broie avec ses plans quinquennaux et les sanctions inexpliquées. Tu n’as plus foi dans le modèle politique de ton pays. Tu rejoins Solidarność. Tu veux faire connaître, témoigner, agir pour ton pays. Ta survie, ton salut, tu l’aspires dans le pays de tes vingt ans, où tu as connus tant d’étudiants de tant de pays, à la Cité Internationale, élargissant tes horizons. Tu viens de rejoindre une radio qui émet en polonais, pour les Polonais vivant en France. Tu gardes des enfants, pour survivre. C’est ton choix. Tu ne veux pas me donner tes coordonnées, pour me protéger, et tu t’en excuses. C’est ton choix.

Sublime geste d’amitié !

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – Le 6 février 2022