Qu’arriva-t-il au perroquet bavard ?

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Jade sortit de l’école et rentra seule à la maison. D’habitude, elle faisait le trajet avec son amie Zoé. Arrivée à la maison, elle avait encore le souffle coupé, les joues rouges. Son grand-père vit de suite que quelque chose tracassait sa petite Jade.

– Zoé, c’est fini ! Elle est plus mon amie. Mon dessin de manga, celui que je lui ai fait pour ses neuf ans, des copines m’ont dit qu’elle l’avait donné à la nouvelle de la classe. En plus elle a dit que c’était elle qui l’avait fait, cette menteuse ! Et puis, elle lui a donné la main et elles sont parties toutes les deux sous le préau. Tu te rends compte grand-père! Ce n’est qu’une menteuse, une voleuse, une traître. Elle me laisse tomber et en plus comme elle ne sait pas dessiner, elle utilise mon dessin !

Le grand-père amena Jade dans la cuisine.

– Ca te dit quelques crêpes pour le goûter? On ouvrira le bocal de crème de marron pour les accompagner.

Pendant qu’il préparait la pâte à crêpes, il se mit à lui raconter une histoire, une de ses histoires dont il avait le secret.

« Il y a bien longtemps, en Tartarie, il y avait un marchand qui avait fait fortune grâce aux pierres précieuses. Il habitait la délicieuse ville d’Avarga, au bord d’une rivière. Il parcourait la région pour ramener des rubis, des émeraudes ou des diamants. Le luxe dans lequel il vivait ne compensait pas sa solitude pesante. Un jour, il décida de se marier avec la plus charmante jeune fille du royaume pour fonder une famille. Marjan avait de longs cheveux noirs qui lui couvraient les reins. Ses yeux étaient de velours. Elle chantait comme un oiseau, s’accompagnant d’un dôtar, sorte de luth à deux cordes.

Le marchand l’aima de suite, avec passion. Il avait hâte de la retrouver chaque soir, après sa journée de travail. Ils passaient de merveilleuses soirées. Mais les affaires l’obligeaient à s’absenter. C’était à chaque fois un déchirement de quitter sa femme. Un jour, il eut l’idée d’offrir à sa femme une cage à oiseaux dans laquelle paradait un magnifique perroquet, au bec corail et au plumage vert. Le perroquet et Marjan s’entendirent bien vite pour chanter en duo.

Quand le marchand dut s’en aller pour quatre ou cinq jours, il demanda au perroquet de prendre soin de son épouse. A son retour, interrogeant le perroquet, il apprit que sa femme s’était follement amusée, tous les soirs, avec un jeune homme. Furieux, il convoqua les trois servantes qui lui assurèrent que sa femme était fidèle.En échangeant quelques clins d’œil, l’une d’elles avoua que le perroquet disait n’importe quoi.

Peu après, il s’absenta une nuit seulement, pour vérifier les affirmations du perroquet.

Ce soir-là, sa femme voulait se venger de cet oiseau trop bavard, et passer un bon moment avec son jeune ami. Les trois complices s’amusèrent follement : l’une installa un toit au-dessus de la cage du perroquet puis fit couler des gouttes d’eau qui se transformèrent en grosse averse. Pendant ce temps, une autre agitait la cage à l’aide d’une tringle. La troisième tenait un miroir qui réfléchissait la flamme d’une bougie dans les yeux de ce perroquet. Tout ce stratagème masquait les amusements de Marjan et de son petit ami.

A son retour, le marchand interrogea l’oiseau parleur qui lui raconta le terrible orage qui l’avait malmené : des éclairs éblouissants, un vent qui le secouait et une pluie qui ne s’arrêtait pas. Le mari savait fort bien que la nuit avait été belle et ne crut plus le perroquet. De rage, il le sortit de la cage, l’empoigna par le cou, le jeta à terre et le tua. Tout rentra dans l’ordre, jusqu’à ce que les rumeurs des voisins atteignirent ses oreilles et confirmèrent les premiers propos du perroquet. Là il regretta fort d’avoir tué l’oiseau.»

Le grand-père regarda sa petite fille. Elle avait les yeux dans le vague et semblait apaisée. Il laissa couler le temps et attendit qu’elle le regarde pour reprendre la parole :

– Tu vois, ma petite Jade, jusqu’où peuvent mener les rumeurs.

– Si les voisins ont dit qu’elle voyait toujours son petit ami en cachette, c’est que le perroquet avait dit la vérité. Alors, grand-père, le perroquet a été tué pour rien.

– Tu as tout compris, ma chérie. Les trahisons blessent la personne trompée. Les rumeurs aussi peuvent faire beaucoup de mal. C’est très difficile de guérir des trahisons et des rumeurs, mais … il me vient une idée. Et si tu faisais toi-même la connaissance de la nouvelle de la classe. Es-tu sûre des rumeurs sur ton dessin ? Et même si ce qu’ont dit tes copines est exact, tu pourrais rétablir la vérité. Peut-être qu’elle aime dessiner, tout comme toi. Vous pourriez dessiner ensemble.

Jade réfléchissait. Son grand-père lui avait donné une super idée pour sortir de cette impasse. Elle prit une feuille de papier et traça à l’encre de chine un perroquet.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 9 octobre 2021

Dérapage dans le monde littéraire

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Le commissaire Puech est persuadé que les décès, dont parlent les toulousains en ce moment, ne sont pas le fruit du hasard. Il récapitule :

* les victimes sont assises à leur table de travail

* les autopsies ont diagnostiqué une mort subite.

A son bureau, Puech parcourt son courrier. Une lettre attire son attention.

« .../… Monsieur le commissaire,

Je suis le colocataire de Pierre Nogués, décédé il y a 15 jours dans sa chambre, alors qu’il travaillait depuis peu sur le fabliau Trubert. Je me permets de vous faire part des informations dont je dispose. Quand Pierre, chercheur en histoire médiévale, a commencé la lecture de ce livre, je l’entendais s’esclaffer dans sa chambre. Puis, les jours suivants, devenu plus grave, il m’a dit que je devrais le lire, à mon tour, car ce livre recèle, dans un message caché, les clés de la puissance, d’un pouvoir pouvant être mis au service du bien comme du mal. Il m’a fait part de ses inquiétudes : ce livre pourrait être dangereux entre les mains de personnes mal intentionnées. Il était sur le point de décoder le message quand sa vie a été subitement interrompue ».

« Dans ce court roman du XIIIe siècle la narration s’organise autour d’un élément récurrent, le déguisement. En accentuant le caractère invraisemblable entourant l’identité de Trubert, la multiplication des masques soulève de nombreuses questions dont la résolution permet d’approcher le sens profond de la narration. »

– Je ne pensais pas déclencher un tel engouement auprès de mes collègues. Ce livre n’a jamais été réédité et les exemplaires sont rares. Submergé par des demandes sur mon blog, j’ai eu l’idée de faire des fac-similés de mon exemplaire et de les vendre sur ebay. Un petit appoint pour mon salaire de fonctionnaire ! Ce livre, écrit au Moyen Âge, est drôle, burlesque, plein d’éclats, de fureurs comiques, agrémenté de dessins cocasses, de formules magiques, sans tabou ; il est un bon antidote aux temps moroses, raconte Agut au commissaire.

En parallèle, le commissaire rencontre des collègues d’Agut. Personne ne sait vraiment ce qu’il fait en dehors de la fac.

Le lendemain, le rapport de la police scientifique sur les livres, indique que :

* des pages portent des traces du poison, celui qui a provoqué les décès ;

* les prélèvements des empreintes digitales ont identifié le profil génétique d’une seule autre personne, hormis les victimes ;

* les prélèvements d’odeurs corporelles, identifiées par des chiens experts, ont mis en évidence la trace d’une seule personne, associée à celles de chaque victime.

Au cours des deux dernières nuits, deux autres personnes sont décédées. Les recherches avancent.

Puech convoque à nouveau Agut qui lui remet un exemplaire du Trubert.

– Regardez ces visages hilares et puis lisez ce bout de texte si désopilant !

– Agut, parlons du Trubert. Recèle-t-il un message caché ? Détient-il les clés d’un pouvoir ?

– Des formules de poisons et contre-poisons, c’est courant dans les écrits du Moyen Âge. Rien de plus, ici.

– Avez-vous des amis parmi les victimes dont parle la presse, Agut ?

– Juste des relations d’historiens que je ne fréquente pas en dehors de la fac.

Quelques jours plus tard, le rapport scientifique sur le livre a mis en évidence la personne soupçonnée coupable. Puech fait alors arrêter Agut.

Il ne saisit toujours pas le mobile de l’empoisonneur : ambition personnelle, règlement de compte, qu’arrive-t-il à cet homme ? Le mobile reste encore incompréhensible : le côté aigri d’Agut semble être une caractéristique de cet homme, mais ça ne suffit pas.

Puech interroge à nouveau le professeur.

– Agut, vos empreintes se logent sur tous les ouvrages trouvés près des victimes, votre odeur a imprégné chaque livre.

Agut hausse les épaules.

Puech attend, observant l’homme de la cinquantaine blanchissante, chétif, légèrement voûté, frottant ses mains nerveusement l’une contre l’autre. Face à ce mutisme Puech poursuit :

– Connaissez-vous les poisons décrits dans le fabliau ? Sont-ils réellement dangereux ? Pourrait-on les fabriquer aujourd’hui ?

– Non, je ne le pense pas.

Mais en même temps, Puech observe que ses mains se crispent de plus en plus.

– Avez-vous essayé d’en fabriquer ?

– Non, enfin oui, un peu. Mon chat en a fait les frais.

– A quelle page avez-vous mis le poison ?

– Page 39, répond Agut.

Conscient de son aveu, Agut s’effondre et donne sa version.

Ayant des connaissances en chimie, Agut fabrique le poison. C’était tellement jubilatoire d’introduire quelques gouttes de poison sur des enluminures du livre. Devant le nombre croissant de demandes d’achat du fabliau, le professeur qui végétait se sentait tout autre. La gloire lui venait enfin. Il était tout puissant, au point de pouvoir donner la mort.

– Pourquoi cibler ceux qui achètent vos copies ?

– Moi qui, pendant des années n’ait jamais pu obtenir la chaire d’histoire médiévale, cette trouvaille, comme vous le dîtes, ce fabliau Trubert est une reconnaissance dans ce milieu si fermé. Les acheteurs sont des historiens qui m’ont toujours fait de l’ombre. Maintenant, j’en suis débarrassé. Un vrai succès !

Agut pose le doigt sur l’enluminure page 39, le porte à sa bouche et s’écroule.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – 28 septembre 2021

Un malentendu navrant

Temps de lecture : 2 minutes

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Trois semaines tout juste, avant de s’installer dans leur nouveau pavillon de Nottingham, un jeune couple remarqua quelques déplacements d’objets dans leur future maison. Quatre cambriolages avec, en forme d’otages, des messages traînant ici ou là dans le salon : lors du premier cambriolage, le couple lut le message suivant : « Pourquoi sommes-nous là? », lors du deuxième passage, le message, en équilibre sur une plante attira leurs yeux ; « Et oui, pour vos herbes » et puis, au troisième passage le message traînait sur le sofa « Nous avons assurément les mêmes goûts pour les plantes ! »

Elle et lui en avaient assez de ces intrusions répétitives, de subir ces farces provocatrices qu’ils ne comprenaient pas, ces p’tits mots parachutés ? Il jura à sa femme que, cette fois-ci, ils les coinceraient. Il leur rédigea un message très clair : « On ne veut plus vous voir ici. Nous aménagerons la semaine prochaine ». Il voulut toutefois en avoir le cœur net en espionnant les voyous : les défier, les narguer, capter le moment où quelque chose serait immortalisé.

Il emprunta un système de surveillance dans la société de sécurité où il travaillait. Ils l’installèrent ensemble : lui grimpa sur des escabeaux pour dissimuler les caméras en hauteur tandis qu’elle rampa pour les placer dans les recoins du salon.

Comme prévu, le lendemain matin, ils découvrirent les images très nettes du larcin : deux énergumènes avaient littéralement investi leur salon, l’un installé confortablement sur un sofa, l’autre jouant de la guitare, se sentant en pays conquis. Une ambiance somme toute sympathique avec une musique planante des Pink Floyd. Le jeune du sofa sortit un papier, et griffonna :

« Merci pour votre hospitalité. On se si sent bien chez vous.

On aimerait faire votre connaissance car on a un marché à vous proposer ».

Au dos, le titre de la chanson des Pink Floyd « Pigs on the Wings » de l’album Animals [1].

Mais pourquoi ces papiers, pourquoi cette farce, à quoi tout cela rimait-il ? Elle mit les papiers bout à bout :

« Pourquoi sommes-nous là? », « Et oui, pour vos herbes », « Nous avons assurément les mêmes goûts pour les plantes ! », « Merci pour votre hospitalité. On se si sent bien chez vous. On aimerait faire votre connaissance car on a un marché à vous proposer ».

– Ils cherchent à nous rencontrer, lui dit-elle, mais restons-en là.

Lui se prélassait, détendu, sur le sofa, fumant une longue cigarette et rêvassait à haute voix. Il était si fier de tenir bientôt ces deux jeunes délurés qu’il remit la bande vidéo à leur commissariat local : ils seraient enfin pincés !

Au petit jour, quelle bonne surprise de voir débarquer chez eux la police. Ils en étaient tout ébaudis, joyeux, ravis, enchantés et même excités. C’est alors que les policiers leur passèrent les menottes aux poignets, au motif des plants de marijuana cultivés dans leur maison.

[1] https://www.youtube.com/watch?v=hQbNwvBkfag

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 27 septembre 2021

Au Jonathan à réveiller en chacun de nous

Temps de lecture : 5 minutes

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Au Jonathan qui reste à réveiller en chacun de nous

C’était au petit matin. Le soleil éclairait la surface ondulante de la mer. Comme à son habitude, le bateau de pêche attirait les goélands, friands de débris de poisson. Jonathan le Goéland était tiraillé entre sa soif d’apprendre à voler et la vie sans surprise de ses congénères.

Il s’éloignait de plus en plus souvent des bateaux et observait, seul, ses progrès dans sa compréhension du vol. Il arrivait maintenant, fier de lui, à se retourner en vol et piquer vers les vagues ; il découvrait, stupéfait, comment une aile décrochait et l’engageait dans une vrille incontrôlée. Avec enthousiasme il comprit comment son corps, plié ou déplié, lui permettait de révéler des acrobaties aériennes : loopings, vrilles ou tonneaux. Il les reproduisait inlassablement, chacune le stimulant pour avancer dans sa compréhension de la vitesse.

Éclairé par la lune et les phares de la côte, il prit conscience qu’il volait dans le noir, ce qui paraissait insensé à ses congénères qui ne se déplaçaient que de jour. Il se hasardait ainsi dans la nuit, ivre des nouvelles sensations de joie que lui procurait la grande vitesse.

Cette nuit-là, après un superbe looping suivi d’un tonneau, il atterrit devant l’assemblée de goélands qui l’attendait. Il fut immédiatement convoqué par le Clan. Il pensait, exalté, que ce serait l’occasion de partager ses découvertes et de faire sortir de leur ignorance ses congénères. Stupeur et consternation ! Le Clan le condamna à se retirer en Exclu, sur les Falaises Lointaines, pour son comportement irresponsable. La vie, lui dit l’Ancien, c’est d’être au monde pour manger et non pour déchiffrer l’inconnu. Le Clan lui tourna le dos.

Bien que chagriné par l’attitude aveugle des autres goélands, il vivait pleinement son exil : il traversait les brouillards marins pour voir plus haut, plus loin, dans une clarté éblouissante ; il dormait dans les airs, porté par les vents sur une centaine de kilomètres.

Dans une nuit parsemée d’étoiles, apparurent deux goélands, d’une pureté et d’une aura aussi douces qu’amicales, venus le chercher pour l’amener vers un lieu où il ne serait plus seul à apprendre. Jonathan, l’exclu, avait eu l’intuition de cette rencontre exceptionnelle, lumineuse, sur le chemin de la connaissance.

Alors qu’il s’éloignait de la terre, guidé par les deux oiseaux-étoiles, il découvrit soudainement la métamorphose de son corps devenu radieux, doté de plumes d’une éclatante blancheur, d’ailes lisses et parfaites comme des mousselines d’argent. Les nuages, brodés d’or, s’ouvrirent un instant sur une trouée sombre du ciel et les deux goélands s’évaporèrent. Il se retrouva seul, laissant tomber les lambeaux de son ancienne vie, au fur et à mesure qu’il découvrait de nouveaux rivages.

Il volait au-dessus de la mer, porté par les courants ascendants qui franchissaient la falaise. La douzaine de goélands, qu’il avait vus de loin, vinrent à sa rencontre en signe d’accueil. Ils communiquaient par télépathie, délivrés enfin des cris éraillés et gutturaux. Tous ces goélands lui ressemblaient, avides d’apprendre, entraînés par leur moniteur Sullivan.

Un matin où Sullivan faisait une pause sur la plage avec Jonathan, il aborda la notion de perfection. Il disait que de chacun dépendait le choix de son prochain monde. Si nous n’apprenions rien, le prochain monde serait identique à celui-ci. Aussi, notre raison de vivre était de dégager la perfection et de la proclamer. Puis ils reprirent ensemble les tonneaux à facettes et passèrent aux loopings à l’envers.

Un soir, méditant sur le sable, Jonathan s’avança timidement vers Chiang, dont l’âge avait accru toutes ses capacités, l’Ancien des Goélands. Il le questionna sur le Paradis. Dans sa sagesse, le doyen lui révéla des réflexions qui résonnaient maintenant dans la tête de son jeune élève, sans qu’il puisse les comprendre.

Pour Chiang, le Paradis, c’est d’être soi-même parfait. La vitesse absolue est l’omniprésence. Il disait aussi que la faculté de se transporter ne dépend que de sa capacité à visualiser cet endroit. Puis d’un clin d’œil, Chiang disparut pour réapparaître plus loin, s’éclipsa et revint à côté de Jonathan. C’est cela aussi que voulait apprendre Jonathan.

Au fil des jours, de l’aurore naissante à minuit passé, Chiang accompagnait Jonathan, déterminé, heureux, pur, sur ce long chemin de la connaissance. La notion de durée lui permit de se projeter dans le passé et dans l’avenir et d’accéder ainsi complètement à la Bonté et à l’Amour. Chiang avait trouvé en Jonathan son successeur et choisit alors de les quitter tous, dans un éclair éblouissant, en leur transmettant ses dernières paroles : « Étudiez l’Amour ! ».

Pour Jonathan, l’Amour, c’était de transmettre à un goéland débutant, mis au ban du Clan, comme lui-même auparavant, son enseignement. Il dit adieu au groupe, se concentra en pensée sur les rassemblements de ses congénères sur terre, et s’y retrouva.

C’est sur les Hautes Falaises, dans la lumière claire de l’aurore, que Fletcher le Goéland vit apparaître Jonathan, le plus étincelant de tous les goélands, à une vitesse proche de la vitesse-limite de Fletcher. Stupeur totale chez ce jeune déchu, qui confia, les larmes aux yeux, ses déboires avec ses congénères. Comme Jonathan le comprenait !

Dans sa sagesse et son amour, Jonathan proposa à Fletcher de commencer par le vol en palier. Il observait son élève, puissant et léger, qui avait le feu sacré pour le vol, ne ménageait pas ses efforts et rageait quand il échouait. Fermeté et souplesse, manœuvre en douceur, telles étaient les consignes que l’élève assimilait peu à peu.

Trois mois plus tard, six autres exclus les avaient rejoints, grisés aussi par leur soif d’apprendre. Après les vols d’entraînement, ils se retrouvaient sur la plage. Le moniteur rayonnait quand il leur parlait de briser les chaînes de leurs pensées pour libérer leurs corps. Tous l’écoutaient, s’imprégnaient de ses phrases.

Le mois suivant, Jonathan décida de retourner au Clan avec ses élèves, conscient de transgresser la loi.

Ce matin-là, dans un ciel lumineux, les huit goélands en formation ne formaient plus qu’un seul et unique corps qui survolait, à deux cents kilomètres à l’heure, la plage du Conseil du Clan. Puis chacun exécuta un magnifique looping pour atterrir en douceur sur le sable. La nouvelle se répandit très vite. Les plus jeunes goélands étaient intrigués par ces figures acrobatiques. Mais l’Ancien du Clan leur ordonna de les ignorer.

Jonathan guidait, stimulait, aidait chacun à se connaître et à avancer. Avec ses élèves, il volait dans les nuages, dans la tempête. Le soir, tout le monde se retrouvait sur le sable pour discuter du vol lent de Martin le Goéland, de la voltige de Fletcher ou de l’onde qui portait si loin Charles-Roland le Goéland. Chacun écoutait Jonathan sur ses idées aussi folles que la perfection.

Peu à peu, le cercle nocturne attira des goélands qui venaient se nourrir des réflexions de Jonathan. Certains franchirent le cercle des exclus, comme Kirk le Goéland qui boitait. En un rien de temps, il fut capable de voler, ayant compris que sa liberté était dans la nature même de son être et qu’il devait rejeter tout ce qui la contraignait.

La semaine suivante, quand Fletcher percuta accidentellement un rocher de granite, tout le monde le crut mort. Mais Fletcher revint à la vie. Jonathan, auprès de lui à ce moment si particulier, lui expliqua qu’il avait transcendé les limites de ce qu’il connaissait et que son corps n’était qu’un effet de sa pensée. Fletcher était libre de choisir et il avait surpassé sa mort.

Fletcher interrogea à nouveau Jonathan. Pourquoi aimait-il cette racaille à plumes, ces goélands grossiers, stupides, maladroits qui l’avaient exclu et à qui il ne devait rien. Jonathan eut une réponse simple et fondamentale : il voyait en chacun le Goéland véritable et l’aidait à se découvrir par lui-même. Jonathan avait attendu cette question depuis longtemps. Il considéra alors que sa mission au côté de Fletcher avait atteint son but. Fletcher n’avait plus besoin de lui, il saurait suivre son chemin et le désigna comme guide.

Dans un rayonnement merveilleux, un embrasement gracieux et délicat, comme Chiang auparavant, Jonathan s’évanouit dans l’espace.

Fletcher comprit alors l’honnêteté de Jonathan. Il comprit qu’il ne se sentait pas plus d’essence divine que Jonathan.

Il était bien sur la route de la sagesse.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – le 27/09/2021

Les chats l’ont osé

Temps de lecture : < 1 minute

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Cette histoire voyage, de bouche en bouche, depuis des générations et des générations, et se déforme en cours de route. Voici une version qui, comme toutes les autres, pose la même question.

A quoi pensaient les chats ?

Quand ils avançaient tout doux, à pieds de velours, qu’ils écoutaient, épiaient, filaient les humains, les oreilles dressées, les moustaches aux aguets, puis faisaient demi-tour et s’en retournaient, solennellement, ils avaient l’air d’avoir une idée en tête.

A quoi cogitaient-ils ?

Quand ils se frottaient aux jambes des enfants, la queue relevée en point d’interrogation, ronronnant, miaulant, pour obtenir les caresses qui leur donnaient des frissons, leur parcouraient tout le corps, puis s’en retournaient d’un air entendu, sur leur tapis persan, de qui étaient-ils les maîtres ?

Que voulaient-ils signaler aux humains ?

Les hommes étaient aux petits soins des chats. Les chats apprenaient sans cesse des hommes et méditaient. Ainsi s’étaient tissées des habitudes entre les humains et les chats. Jusqu’au jour où tous les chats arrêtèrent de miauler et de ronronner. Ils n’avaient pas été entendus.

Les chats s’étaient tus. Les hommes ne s’en inquiétèrent pas.

Plus tard, on releva un autre fait. Plus singulier celui-là, beaucoup plus insolite : les chats ne mouraient plus.

Ils ne se multipliaient plus. Ils restaient tels quels.

Quels secrets partageaient-ils ?

Sombraient-ils dans le sommeil ? Chaque éveil devenait l’expérience d’une régénération. Les hommes leur assuraient leur bien-être et eux, les chats, ne pensaient plus qu’à l’essentiel. Ils avaient médité, au cours des siècles, à un seul problème : l’immortalité.

Et à force d’y penser, ils l’avaient résolue.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 13 septembre 2021