Au Jonathan à réveiller en chacun de nous

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Au Jonathan qui reste à réveiller en chacun de nous

C’était au petit matin. Le soleil éclairait la surface ondulante de la mer. Comme à son habitude, le bateau de pêche attirait les goélands, friands de débris de poisson. Jonathan le Goéland était tiraillé entre sa soif d’apprendre à voler et la vie sans surprise de ses congénères.

Il s’éloignait de plus en plus souvent des bateaux et observait, seul, ses progrès dans sa compréhension du vol. Il arrivait maintenant, fier de lui, à se retourner en vol et piquer vers les vagues ; il découvrait, stupéfait, comment une aile décrochait et l’engageait dans une vrille incontrôlée. Avec enthousiasme il comprit comment son corps, plié ou déplié, lui permettait de révéler des acrobaties aériennes : loopings, vrilles ou tonneaux. Il les reproduisait inlassablement, chacune le stimulant pour avancer dans sa compréhension de la vitesse.

Éclairé par la lune et les phares de la côte, il prit conscience qu’il volait dans le noir, ce qui paraissait insensé à ses congénères qui ne se déplaçaient que de jour. Il se hasardait ainsi dans la nuit, ivre des nouvelles sensations de joie que lui procurait la grande vitesse.

Cette nuit-là, après un superbe looping suivi d’un tonneau, il atterrit devant l’assemblée de goélands qui l’attendait. Il fut immédiatement convoqué par le Clan. Il pensait, exalté, que ce serait l’occasion de partager ses découvertes et de faire sortir de leur ignorance ses congénères. Stupeur et consternation ! Le Clan le condamna à se retirer en Exclu, sur les Falaises Lointaines, pour son comportement irresponsable. La vie, lui dit l’Ancien, c’est d’être au monde pour manger et non pour déchiffrer l’inconnu. Le Clan lui tourna le dos.

Bien que chagriné par l’attitude aveugle des autres goélands, il vivait pleinement son exil : il traversait les brouillards marins pour voir plus haut, plus loin, dans une clarté éblouissante ; il dormait dans les airs, porté par les vents sur une centaine de kilomètres.

Dans une nuit parsemée d’étoiles, apparurent deux goélands, d’une pureté et d’une aura aussi douces qu’amicales, venus le chercher pour l’amener vers un lieu où il ne serait plus seul à apprendre. Jonathan, l’exclu, avait eu l’intuition de cette rencontre exceptionnelle, lumineuse, sur le chemin de la connaissance.

Alors qu’il s’éloignait de la terre, guidé par les deux oiseaux-étoiles, il découvrit soudainement la métamorphose de son corps devenu radieux, doté de plumes d’une éclatante blancheur, d’ailes lisses et parfaites comme des mousselines d’argent. Les nuages, brodés d’or, s’ouvrirent un instant sur une trouée sombre du ciel et les deux goélands s’évaporèrent. Il se retrouva seul, laissant tomber les lambeaux de son ancienne vie, au fur et à mesure qu’il découvrait de nouveaux rivages.

Il volait au-dessus de la mer, porté par les courants ascendants qui franchissaient la falaise. La douzaine de goélands, qu’il avait vus de loin, vinrent à sa rencontre en signe d’accueil. Ils communiquaient par télépathie, délivrés enfin des cris éraillés et gutturaux. Tous ces goélands lui ressemblaient, avides d’apprendre, entraînés par leur moniteur Sullivan.

Un matin où Sullivan faisait une pause sur la plage avec Jonathan, il aborda la notion de perfection. Il disait que de chacun dépendait le choix de son prochain monde. Si nous n’apprenions rien, le prochain monde serait identique à celui-ci. Aussi, notre raison de vivre était de dégager la perfection et de la proclamer. Puis ils reprirent ensemble les tonneaux à facettes et passèrent aux loopings à l’envers.

Un soir, méditant sur le sable, Jonathan s’avança timidement vers Chiang, dont l’âge avait accru toutes ses capacités, l’Ancien des Goélands. Il le questionna sur le Paradis. Dans sa sagesse, le doyen lui révéla des réflexions qui résonnaient maintenant dans la tête de son jeune élève, sans qu’il puisse les comprendre.

Pour Chiang, le Paradis, c’est d’être soi-même parfait. La vitesse absolue est l’omniprésence. Il disait aussi que la faculté de se transporter ne dépend que de sa capacité à visualiser cet endroit. Puis d’un clin d’œil, Chiang disparut pour réapparaître plus loin, s’éclipsa et revint à côté de Jonathan. C’est cela aussi que voulait apprendre Jonathan.

Au fil des jours, de l’aurore naissante à minuit passé, Chiang accompagnait Jonathan, déterminé, heureux, pur, sur ce long chemin de la connaissance. La notion de durée lui permit de se projeter dans le passé et dans l’avenir et d’accéder ainsi complètement à la Bonté et à l’Amour. Chiang avait trouvé en Jonathan son successeur et choisit alors de les quitter tous, dans un éclair éblouissant, en leur transmettant ses dernières paroles : « Étudiez l’Amour ! ».

Pour Jonathan, l’Amour, c’était de transmettre à un goéland débutant, mis au ban du Clan, comme lui-même auparavant, son enseignement. Il dit adieu au groupe, se concentra en pensée sur les rassemblements de ses congénères sur terre, et s’y retrouva.

C’est sur les Hautes Falaises, dans la lumière claire de l’aurore, que Fletcher le Goéland vit apparaître Jonathan, le plus étincelant de tous les goélands, à une vitesse proche de la vitesse-limite de Fletcher. Stupeur totale chez ce jeune déchu, qui confia, les larmes aux yeux, ses déboires avec ses congénères. Comme Jonathan le comprenait !

Dans sa sagesse et son amour, Jonathan proposa à Fletcher de commencer par le vol en palier. Il observait son élève, puissant et léger, qui avait le feu sacré pour le vol, ne ménageait pas ses efforts et rageait quand il échouait. Fermeté et souplesse, manœuvre en douceur, telles étaient les consignes que l’élève assimilait peu à peu.

Trois mois plus tard, six autres exclus les avaient rejoints, grisés aussi par leur soif d’apprendre. Après les vols d’entraînement, ils se retrouvaient sur la plage. Le moniteur rayonnait quand il leur parlait de briser les chaînes de leurs pensées pour libérer leurs corps. Tous l’écoutaient, s’imprégnaient de ses phrases.

Le mois suivant, Jonathan décida de retourner au Clan avec ses élèves, conscient de transgresser la loi.

Ce matin-là, dans un ciel lumineux, les huit goélands en formation ne formaient plus qu’un seul et unique corps qui survolait, à deux cents kilomètres à l’heure, la plage du Conseil du Clan. Puis chacun exécuta un magnifique looping pour atterrir en douceur sur le sable. La nouvelle se répandit très vite. Les plus jeunes goélands étaient intrigués par ces figures acrobatiques. Mais l’Ancien du Clan leur ordonna de les ignorer.

Jonathan guidait, stimulait, aidait chacun à se connaître et à avancer. Avec ses élèves, il volait dans les nuages, dans la tempête. Le soir, tout le monde se retrouvait sur le sable pour discuter du vol lent de Martin le Goéland, de la voltige de Fletcher ou de l’onde qui portait si loin Charles-Roland le Goéland. Chacun écoutait Jonathan sur ses idées aussi folles que la perfection.

Peu à peu, le cercle nocturne attira des goélands qui venaient se nourrir des réflexions de Jonathan. Certains franchirent le cercle des exclus, comme Kirk le Goéland qui boitait. En un rien de temps, il fut capable de voler, ayant compris que sa liberté était dans la nature même de son être et qu’il devait rejeter tout ce qui la contraignait.

La semaine suivante, quand Fletcher percuta accidentellement un rocher de granite, tout le monde le crut mort. Mais Fletcher revint à la vie. Jonathan, auprès de lui à ce moment si particulier, lui expliqua qu’il avait transcendé les limites de ce qu’il connaissait et que son corps n’était qu’un effet de sa pensée. Fletcher était libre de choisir et il avait surpassé sa mort.

Fletcher interrogea à nouveau Jonathan. Pourquoi aimait-il cette racaille à plumes, ces goélands grossiers, stupides, maladroits qui l’avaient exclu et à qui il ne devait rien. Jonathan eut une réponse simple et fondamentale : il voyait en chacun le Goéland véritable et l’aidait à se découvrir par lui-même. Jonathan avait attendu cette question depuis longtemps. Il considéra alors que sa mission au côté de Fletcher avait atteint son but. Fletcher n’avait plus besoin de lui, il saurait suivre son chemin et le désigna comme guide.

Dans un rayonnement merveilleux, un embrasement gracieux et délicat, comme Chiang auparavant, Jonathan s’évanouit dans l’espace.

Fletcher comprit alors l’honnêteté de Jonathan. Il comprit qu’il ne se sentait pas plus d’essence divine que Jonathan.

Il était bien sur la route de la sagesse.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – le 27/09/2021

Les chats l’ont osé

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Cette histoire voyage, de bouche en bouche, depuis des générations et des générations, et se déforme en cours de route. Voici une version qui, comme toutes les autres, pose la même question.

A quoi pensaient les chats ?

Quand ils avançaient tout doux, à pieds de velours, qu’ils écoutaient, épiaient, filaient les humains, les oreilles dressées, les moustaches aux aguets, puis faisaient demi-tour et s’en retournaient, solennellement, ils avaient l’air d’avoir une idée en tête.

A quoi cogitaient-ils ?

Quand ils se frottaient aux jambes des enfants, la queue relevée en point d’interrogation, ronronnant, miaulant, pour obtenir les caresses qui leur donnaient des frissons, leur parcouraient tout le corps, puis s’en retournaient d’un air entendu, sur leur tapis persan, de qui étaient-ils les maîtres ?

Que voulaient-ils signaler aux humains ?

Les hommes étaient aux petits soins des chats. Les chats apprenaient sans cesse des hommes et méditaient. Ainsi s’étaient tissées des habitudes entre les humains et les chats. Jusqu’au jour où tous les chats arrêtèrent de miauler et de ronronner. Ils n’avaient pas été entendus.

Les chats s’étaient tus. Les hommes ne s’en inquiétèrent pas.

Plus tard, on releva un autre fait. Plus singulier celui-là, beaucoup plus insolite : les chats ne mouraient plus.

Ils ne se multipliaient plus. Ils restaient tels quels.

Quels secrets partageaient-ils ?

Sombraient-ils dans le sommeil ? Chaque éveil devenait l’expérience d’une régénération. Les hommes leur assuraient leur bien-être et eux, les chats, ne pensaient plus qu’à l’essentiel. Ils avaient médité, au cours des siècles, à un seul problème : l’immortalité.

Et à force d’y penser, ils l’avaient résolue.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 13 septembre 2021

Redécouvrir l’anneau d’or…

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En feuilletant un de mes vieux carnets de notes, je tombe sur un texte « L’anneau d’or ». Cette simple évocation ravive une atmosphère insolite qui m’avait touchée à l’époque. Je retrouve aujourd’hui ce moment magique où je me suis sentie une toute petite particule de l’univers, où j’ai frissonné, où mon cœur s’est emballé dans un silence figé. Aujourd’hui, en relisant cette succession de phrases je trouve ce texte banal, plat. Il escamote mes ressentis face à ce spectacle singulier. Le prénom d’un personnage apparaît : Louis. Mais que vient-il faire ici ? Il n’est ni le protagoniste de l’histoire, ni le narrateur.

Je perçois, cependant, quelques pépites que j’ai envie de dégager de leur gangue pour les élever au rang d’une nouvelle. Aussi, je m’installe ce matin dans mon cadre familier d’écriture avec Octave, mon piano, à ma gauche et des enveloppes usagées à ma droite. De là, je vois, entre le noyer et le sorbier ce qui se passe dans le jardin : la chatte des voisins chasse, mon mari pousse une brouette d’artichauts.

Je commence par recopier le texte à la main, d’un geste lent, sur une enveloppe, en numérotant chaque phrase. Cela paraît insensé de perdre ainsi mon temps alors qu’il suffirait de photocopier les pages du carnet. Mais, pendant que je lis la phrase et m’en imprègne, quand ensuite je la recopie, mes neurones s’activent et jouent pleinement avec les mots. Si des synonymes surgissent, je les capte au passage ; si je visualise des scènes, j’en fais un croquis ; si je perçois un univers sonore, j’écris des rythmes comme ta ga da – tsoin- tsoin. Je me rends compte que je retranscris rarement les sensations fugitives qui me traversent à cet instant; je n’ose pas les coucher sur le papier, elles m’appartiennent.

Maintenant que le texte est recopié au stylo noir, mon crayon à papier prend la relève. J’introduis des onomatopées et des pense-bêtes. Par exemple, à la phrase 12 : « la huppe grogne », j’ajoute « chercher des mots ayant ce son GRRR ». A la phrase 13 : « l’effroi et la frayeur collective » me font penser au son « FFFEUUI» et à une image de fuite, à exploiter plus tard.

Somme toute, ce texte me semble un bon point de départ pour une nouvelle à chute. Aussi, pour renforcer la mise en tension, je tenterai de mieux camper le contexte initial, serein et le ferai évoluer. Je ferai voir les voiles de brumes du ciel à l’aube, ferai entendre le jardin où les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Je dois aussi cerner les protagonistes (la huppe fasciée, le disque solaire, la lune) et éliminer les personnages de trop qui ne servent pas la nouvelle.

A ce stade, j’ai assez de matière pour structurer un nouveau texte et élaborer un plan.

J’imagine à ce moment-là un lecteur gravissant une colline. Arrivé au point culminant, il discerne à peine un anneau qui brille au loin et ne peut plus en détacher son regard. Je dessine la courbe de la colline et la jalonne des numéros des phrases. Les numéros se regroupent gentiment par affinités, au pied de la colline, dans la montée, au sommet, dans la descente. Les redites apparaissent, les phrases de trop sont supprimées. Sur ce dessin émergent naturellement quatre péripéties jusqu’à l’effet de surprise, la révélation de l’anneau d’or, chute de l’histoire.

La première partie débute dans le jardin, au lever du soleil. Je dois colorier les phrases actuelles plutôt grisâtres, faire vivre l’ambiance matinale où les oiseaux se répondent les uns aux autres, depuis la forêt jusqu’au sorbier ou au noyer, faire entendre le cri du coq et enfin, faire surgir la charmante huppe, au milieu du jardin. Elle sautille, picore, discute. Je me rends compte que je n’ai pas mentionné la frêle présence de la lune. Je la rajoute sur mon dessin.

Dans la deuxième partie, subitement la huppe lance un cri d’alarme que je ne comprends pas. Les oiseaux disparaissent et regagnent leur nids dans des bruits de battements d’ailes agités et des chants désordonnés – Je pourrais faire entendre le « poup’ RROU OU » de la tourterelle, le « tsit tsit triiiii » de la mésange bleue, le « uit tec tec »  sec du rouge-gorge pour accentuer le passage du chaos tapageur au silence inquiétant.

Le ciel s’assombrit comme si c’était le soir. L’atmosphère est lourde, dans cette troisième partie. Il manque ici la transcription d’une angoisse confuse, étrange, contagieuse, bref, une prémonition de fin du monde. Tout semble figé, dans l’attente d’un événement inéluctable. Je sens la présence invisible des oiseaux. L’air est électrisé.

C’est alors que, dans la quatrième partie, la petite lune s’approche sans complexe devant l’astre solaire : le spectacle de l’éclipse est superbe. Je retiens mon souffle, me sens en osmose avec l’univers dans cet instant fugace où une émotion intense me laisse interdite, sans voix. Il faudrait que je trouve des mots pour parler de la beauté de cet anneau d’or.

La chanson de Charles Trenet « Le soleil a rendez-vous avec la lune » me chuchote quelques images sympas et Octave me fait signe pour pianoter ce petit refrain qui prend ses aises et s’installe comme une ritournelle ((https://www.youtube.com/watch?v=xKO7DbqRPAI). Mais cette fois-ci, je résiste, inflexible : je désire tellement parler de ce moment magique de contemplation de l’univers, du ballet de notre étoile avec ses planètes, d’une communion avec je ne sais qui ou quoi.

La chute est là : l’anneau d’or est révélé par la lune.

Faut-il ajouter une phrase comme «  A la fin de l’éclipse, la huppe revient, le ciel retrouve ses couleurs, le jardin reprend vie » ou dois-je en rester à la révélation de l’anneau d’or ?

Munie de ce plan, et du dessin annoté, je suis impatiente de reprendre le texte d’origine.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – le 9 juillet 2021

L’anneau d’or

Temps de lecture : 2 minutes

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Les dernières étoiles s’estompent dans le ciel encore sombre. Quelques nappes de brumes s’étirent au-dessus du potager. Les oiseaux bavardent et picorent ce brouillard vaporeux jusqu’à le faire disparaître complètement. C’est alors que le coq fait retentir son coqueriquement. Une pointe de jour attire mon regard derrière le noyer et me fait un signe discret. Je sors dans le jardin. Le ciel orangé pâlit imperceptiblement. La lune se devine à peine. La huppe, au long bec et au petit corps fuselé, arrive au beau milieu du champ. Elle sautille, mangeotte et discute, comme à son habitude, quand tout-à-coup elle se fige au pied du noyer.

Je pressens bizarrement qu’une chose insolite va se passer et devient de plus en plus attentive aux sons et aux saveurs de cette aube naissante.

Subitement la huppe lance un cri d’alarme, sourd et grave.

Elle répète ce grognement affolant, une fois, deux fois, trois fois, alertant d’un danger imminent. Le bavardage des oiseaux change brusquement de nature et se mue en angoisse, effroi et frayeur collective. Le « poup’ RROU OU » de la tourterelle, le « tsit tsit triiiii » de la mésange bleue, le « uit tec tec » sec du rouge-gorge s’entremêlent pendant quelques secondes dans une cacophonie confuse. D’un battement d’aile, chacun fuit et regagne son gîte ; le jardin devient étrangement silencieux. La huppe s’envole et disparaît, elle aussi.

Je reste là, plantée, palpant une nervosité monter depuis l’horizon, là où la lumière annonce le lever du disque solaire. Je perçois la présence invisible des oiseaux dans l’air électrisé. Je ressens cette angoisse confuse, étrange, contagieuse, prémonition de fin du monde. Tout semble figé dans l’attente d’un événement inéluctable.

J’entends mon cœur s’emballer. C’est lourd. Il faut que quelque chose éclate. C’est alors que se produit une rencontre inoubliable dans l’univers.

Tout s’assombrit.

La lune éclipse le soleil.

Yeux hypnotisés par cet anneau d’or irradiant,

chacun retient son souffle, suspendu, distordu dans cet air chargé.

Je me sens en osmose avec l’univers dans ce moment fugace.

La huppe revient, le ciel retrouve ses couleurs, le jardin reprend vie.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 17 juillet 2021

Décalages horaires

Temps de lecture : 4 minutes

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Demain, vendredi, sera réservé à l’écriture d’une nouvelle.

Je me vois déjà composer, dès l’aube, le premier jet. J’adore écrire dans l’ambiance matinale qui stimule mes sens : le lever de soleil me ravit, les chants d’oiseaux me fascinent, l’odeur du café m’émoustille.

A 6h, je ressentirai cet instant d’exaltation où je choisirai l’enveloppe usagée, dédiée au brouillon. Stylo dans une main, tête reposant dans l’autre, j’entendrai la bille du stylo qui glissera et crissera sur l’enveloppe ; je contemplerai les lettres qui s’agglutineront et formeront des mots. Le stylo donnera du corps à certaines majuscules qui prendront la direction de phrases. Tout s’agencera librement ; une idée en amènera une autre. Ça percutera, ça rebondira…et hop ! Ce vendredi, le premier jet de ma nouvelle aura jailli vers 8h.

J’aurai une matinée entière pour vaquer à d’autres occupations. A midi, je retournerai au premier jet que je regarderai cette fois de haut, l’œil impartial : déplacement de paragraphes, utilisation de flèches et de repères. Je barrerai, j’accumulerai des synonymes, je reprendrai des phrases. Une autre enveloppe accueillera tous mes délires – pas de censure à ce stade. Je me risquerai même à des idées de titres.

Après déjeuner, je dévoilerai ce premier jus à mon mari. Je capterai son regard mais il affichera un mutisme sournois à moins de fermer les yeux. Dans la peau de mes protagonistes, je m’emballerai, je ressentirai leurs émotions. Au cas où mon mari relèverait un détail iconoclaste, je lui couperai la parole : tu ne connais pas la consigne ! Voilà, pas d’interruption jusqu’au point final.

Je frémirai, pourtant, en lui demandant, à la fin : « Qu’en penses-tu ? »

Il lancera au choix, « il n’y a pas de chute », « ça intéressera qui? » et rarement « ouais, pas mal ! ». Je filtrerai ce qui m’arrangera et afficherai délibérément une certaine fierté de tenir entre mes mains la promesse d’une super nouvelle, demain à 13h30.

Vers 14h, je saisirai sur ma tablette mes écrits dispersés pour affronter le saut d’obstacle des 6000 signes, déterminant pour la stratégie à mettre en place. Cette fois, bien en-dessous du chiffre fatidique, je me régalerai à ajuster les mots, palper le rythme, entendre les sons. Deux heures plus tard, j’enregistrerai cette nouvelle dans un dossier et la qualifierai de brouillon.

Bel exploit gratifié de cinq carrés de chocolat !

La nouvelle trottera dans ma tête, se rappellera à moi les jours suivants, mûrira. Je peaufinerai le texte jusqu’au moment où je déciderai de ne plus y toucher. Cet instant sera critique car je résiste rarement à une conclusion … qui massacre la nouvelle. Je le sais, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de retomber sur mes pieds, dans le concret. Cette fois-ci, je tiendrai bon et j’enverrai la nouvelle à des amis, passionnés comme moi de lecture et d’écriture, pour qu’ils me fassent part de leurs précieux commentaires.

Ça vaudra cinq carrés de chocolat.

Je rejoindrai Octave, mon piano, pour lui exprimer ma joie. On batifolera, je redoublerai d’ardeur!

Ça y est, on est enfin vendredi. Je me réveille, gonflée à bloc, pleine de bonnes intentions.

Le soleil se lève tout juste, il est 6h. L’émission de radio que j’écoute est si captivante que je fais traîner mon petit déjeuner. Je dérape d’une demi-heure mais ce n’est pas grave et je profite de ce que la journée s’annonce chaude pour mettre une lessive en route, sans attendre .

Quand je prends enfin le stylo, il est 8h. Je m’en veux de m’être laissée prendre par l’émission de ce matin, mais je manque vraiment d’inspiration aujourd‘hui. C’est alors qu’une idée géniale se pointe : et si je glanais des idées dans un livre qui parle d’ironie. Ce livre est si drôle que je me plonge littéralement dedans, alertée heureusement par le bip du lave-linge. La lessive finie, j’étends le linge, dehors.

Oups ! 9h ! C’est l’heure d’Octave, mon piano, qui s’impatiente. Lundi prochain, à l’atelier rock, je dois jouer un morceau où mon passage en solo accroche encore. C’est la priorité, je n’ai pas le choix. Je répète en boucle le passage difficile quand un bruit strident m’arrête brusquement.

Flûte(Signe d’exaspération chez moi) ! Nos voisins bâtissent une terrasse : une disqueuse découpe des carreaux à côté de l’étendoir à linge. Je m’empresse de rentrer le linge, affrontant un nuage de poussière blanche. Le bruit horrible interdit à la fois piano et écriture. Ce vacarme aigu envahit ma tête, la maison et même le jardin. Il est déjà 10h. Ne supportant pas ce bruit, je pars marcher en forêt, sans montre ni téléphone. Quand je réalise que je devrais disposer de mon premier jet à cette heure-ci, ça me met en rogne. La faute à qui ? Bon, ça ne sert à rien de ressasser. Et si je cogitais sur un titre qui pourrait inspirer la nouvelle ? Décalage horaire ou L’art de temporiser ? La marche m’a au moins fourni un titre, faible consolation de mon retard mal assumé. Je fais une grande boucle par les vignes, apaisée.

Il est 12h30 quand j’arrive à la maison. La pause pique-nique des carreleurs nous autorise à déjeuner dans le calme. A l’heure du café, je fais le point : décalage de déjà 7 heures. Ça m’attriste un petit peu et c’est là qu’Octave me fait signe. J’accours illico : au bout d’un certain temps, arrivant enfin à jouer le fameux morceau, les yeux presque fermés, je jubile et me laisse aller à Bach, Lady Gaga, Piazzolla … Je perds toute notion du temps. Octave est tellement incroyable, avec ses graves sublimes ! Mon mari débarque :

– Alors, ta nouvelle ?

– Qu’est-ce qu’elle a ma nouvelle ? J’avais la tête ailleurs ! Il est déjà 16h !

Ça sent le roussi ! Je me connais assez pour savoir qu’étant du matin, entamer un premier jet maintenant serait inefficace. Au point où j’en suis, j’oublie mes bonnes résolutions et mets en place mon plan d’urgence imparable :

report à demain du premier jet et mise à l’écart de la radio, des livres et d’Octave.

Décalage de 24 fuseaux horaires !

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 9 juillet 2021

Liteul-le-minus (pour enfant de 4 à 6 ans)

Temps de lecture : 3 minutes

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Il était une fois un fermier qui avait quatre fils. Les trois aînés étaient grands et forts alors que le plus jeune, Liteul, était si petit, qu’il atteignait à peine la taille d’un coquelicot. « Liteul-le-minus » était le surnom que ses frères lui avaient donné.

Quand les quatre frères eurent vingt ans et des brouettes, le père leur dit :

– Mes fils, vous avez maintenant l’âge d’avoir une fiancée. Partez la chercher au-delà de la forêt. J’offrirai une chaumière avec un joli champ de blé à celui qui reviendra avec la fiancée la plus délicate.

Le lendemain, les trois grands frères quittèrent la maison à l’aube pour rejoindre le long sentier de la forêt. Quand ils arrivèrent au bout du sentier, ils découvrirent une vaste clairière. Ils s’arrêtèrent là, percevant des sons curieux. En prêtant attention, il leur semblait que les sons venaient d’une citrouille, une belle citrouille orange, dodue, installée dans un petit creux, au milieu de la clairière. De longues lianes vertes entouraient et dansaient autour de la citrouille, agitant de larges feuilles et de petits serpentins au rythme d’une farandole effrénée. La citrouille dodue se trémoussait, se balançait d’un côté et de l’autre, swinguait et chantait tout à la fois.

Les trois frères étaient subjugués. Il n’osaient interrompre ce spectacle mais en même temps, intrigués et curieux, ils voulaient voir ce qui se passait. Aussi s’approchèrent-ils lentement, sans bruit. Oui ! C’était bien cela ; cette joyeuse musique venait de la citrouille.

A moment donné, la citrouille fit « chut ! » et la farandole s’arrêta net.

Sortirent de la citrouille cinq graines minuscules qui glissèrent sur les lianes toboggans et se transformèrent en cinq personnages hauts comme des boutons d’or : un majestueux mini-roi, une tout aussi majestueuse mini-reine et trois charmantes mini-princesses. Le roi accueillit les visiteurs en ces mots :

– Bienvenus au royaume de la citrouille !

Les trois grands frères avaient remarqué les trois mini-princesses et commencèrent à se disputer, chacun voulant ramener sa fiancée.

– Nous avons parcouru un long chemin pour chercher une fiancée. Nous pensons l’avoir trouvée, dirent les trois goujats, brutalement, sans cérémonie, en se coupant la parole.

A ce moment précis arriva, tout essoufflé, Liteul-le-minus. Il se présenta et dit :

– Je suis Liteul, le plus jeune frère.

Le roi, qui était avisé et sage, dit aux trois grands frères :

J’ai besoin de réfléchir et ne peux accéder à votre demande maintenant. Je sais votre déception. Aussi, pour vous consoler, j’offre à chacun de vous une bourse magique : une rouge, une violette et une jaune. Chaque fois que vous aurez envie de quelque chose, dîtes les formules suivantes :

« taca-ta et taca-ti, toi, la bourse rouge, donne m’en beaucoup !;

« taca-ta et taca-ti, toi, la bourse violette, donne m’en encore plus !;

« taca-ta et taca-ti, toi, la bourse jaune, donne m’en une multitude ! »

Liteul-le-minus ne reçut aucune bourse et n’en fut pas jaloux. Il observait les trois charmantes princesses et son cœur battait fort quand il croisait le regard de l’une d’elles.

Le roi avisé et sage s’était aperçu que Liteul était sous le charme d’une de ses filles, la plus délicate des trois et que la jeune princesse rougissait dès qu’elle sentait le regard épris du jeune homme se poser sur elle. Le roi s’adressa à Liteul :

– Je te confie ces trois graines. Quand tu seras de retour chez toi, dépose-les dans le potager de tes parents, compte jusqu’à trois et fais un vœu. Retiens bien ceci : tu n’auras droit qu’à un seul vœu.

Sur le chemin du retour, les trois grands frères chantaient, sifflotaient, se sentaient bien plus chanceux que Liteul-le-minus ; ils pourraient obtenir tout ce qu’ils souhaiteraient et autant de fois qu’ils le voudraient grâce à leurs bourses magiques, alors que Liteul-le-minus, lui, s’était fait avoir une fois de plus. Quel malchanceux !

A peine arrivés à la maison, les trois grands frères étaient si impatients d’utiliser leurs bourses magiques qu’ils s’écrièrent en même temps :

« taca-ta et taca-ti, toi, la bourse rouge, donne m’en beaucoup !;

« taca-ta et taca-ti, toi, la bourse violette, donne m’en encore plus !;

« taca-ta et taca-ti, toi, la bourse jaune, donne m’en une multitude ! »

Dans un bruit de soufflet de forge, sortirent de chaque bourse d’affreux trolls, des gourdins à la main, qui rouèrent de coups les trois frères :

beaucoup à l’un,

encore plus au deuxième

une multitude au troisième.

Quand Liteul-le-minus arriva enfin à la ferme, il salua ses parents, leur raconta son voyage, l’odeur de la mousse et des champignons de la forêt, la rencontre avec le royaume de la citrouille ainsi que les paroles échangées avec le roi. Il n’oublia pas, bien sûr, de mentionner l’une des trois princesses. Puis il se rendit au potager et sema les trois graines. Il compta jusqu’à trois et fit un vœu.

C’est alors que la magie des graines opéra, à l’ombre de la fontaine :

de l’une sortit un petit château,

de l’autre, un jardin tout mignon peuplé d’oiseaux

de la troisième, la délicate mini-princesse, celle dont il était amoureux.

La suite de l’histoire, c’est comme dans les contes : ils se marièrent et furent heureux avec leurs charmants petiots.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 4 mai 2021

Son unique coup de fil

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Ce vendredi après-midi, dans le calme du bureau, je finis de ranger mes affaires quand le téléphone sonne : la voix empreinte de gravité du proviseur du lycée me fait imaginer le pire pour mon fils, mon sang ne fait qu’un tour, mes oreilles bourdonnent ; elle m’annonce d’un ton atterré que mon fils vient de l’entartrer devant un public de professeurs ; je suis soulagée et … interdite.

La pomme et l’oiseau bleu

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Les yeux fixés sur le pommier, je raconte à mon petit-fils l’histoire de cet arbre planté à sa naissance, il y a six ans.

Un oiseau bleu passe sous nos yeux, se dissimule dans le sorbier tout proche, prend son envol, se perche sur une branche du pommier, agite sa tête huppée, retourne dans le sorbier, reprend son manège. Louis est captivé par les allers-retours de l’oiseau.

Je contemple le port hardi du pommier qui se découpe dans le ciel.

Un rayon de soleil illumine le feuillage. Dans un élan soudain, de vives taches dorées bousculent sans ménagement ce paysage changeant. En un instant, un miracle se produit :

une pomme jaune, ronde, lisse apparaît en majesté sur la branche basse.

L’oiseau bleu, attiré par le fruit juteux, donne des coups de bec dans la chair jaune. La pomme devient verte de peur.

Louis détache ses yeux du paysage et me regarde, stupéfait.

– Que se passe-t-il, grand-mère ? Comment la pomme a fait pour changer de couleur?

– Que se passe-t-il, grand-mère ? Comment la pomme a fait pour changer de couleur?

Une aquarelle est née par accident.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 14 mars 2021

Marie Curie, Albert Einstein et Franklin Roosevelt écrivent l’histoire

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Le monde a basculé le 21 avril 1938 à Princeton, aux États-Unis.

Einstein est bien embêté. Il vient de recevoir une lettre de Szilárd, physicien hongrois réfugié aux États-Unis, qui attire son attention sur deux points : d’une part, l’Allemagne nazie serait en capacité de fabriquer la bombe atomique, d’autre part, Szilárd propose ses propres services à l’Administration de Roosevelt pour barrer la route à Hitler. Dans un billet séparé, Szilárd demande à Einstein de signer la lettre et de l’envoyer à Roosevelt. Face à ce cas de conscience, Einstein ne voit que Marie Curie à qui en parler, appréciant sa liberté de pensée et son pragmatisme efficace.

– Marie, j’aimerais votre avis.

Marie s’attendait à trouver des équations, des formules, des ratures. Rien de tout cela. Elle parcourt l’unique page, fronce les sourcils puis lève les yeux, le visage décomposé.

– Albert, cette lettre est indigne de notre communauté scientifique. Ces phrases sont un tissu de sottises visant à développer une industrie d’armement nucléaire aux États-Unis, avec à la clé la bombe atomique. Est-ce dans cette voie que vous voulez vous fourvoyer alors même que les applications médicales de la physique nucléaire sont prometteuses. Nous ne pourrons construire un monde meilleur sans améliorer les individus. Comment Szilárd en est-il venu là ?

– Il est persuadé que les Allemands travaillent sur la bombe atomique et qu’Hitler n’aura aucun scrupule à l’utiliser. Le monde actuel est dangereux à vivre, surtoutà cause de ceux qui laissent faire. On ne peut pas laisser le champ libre à Hitler. Il faut aller vite.

– Nous devons le dissuader sans entrer dans son jeu. Imaginez que la bombe soit utilisée en cas de conflit. Figurez-vous les ravages causés par son explosion dans une ville, de même que les dégâts à plus long terme chez les civils. Que deviendrait le monde où seulement certains pays posséderaient cette arme? Cette situation générerait des instabilités diplomatiques et politiques.

– D’après Szilárd, des chercheurs allemands de l’Institut du Kaiser Wilhem à Berlin, tentent de reproduire les expériences nucléaires des laboratoires français et américains .

– N’accordons aucun crédit à ce scientifique minable. Ce texte se base sur des hypothèses fausses et infamantes. J’étais à Berlin le mois dernier : Von Weilzäcker, le directeur du laboratoire est un pacifiste qui pense que chacun de nous doit travailler pour son propre perfectionnement et en même temps partager une responsabilité générale pour toute l’humanité. Szilárd ment et dévoile ses ambitions personnelles.

Marie, sollicite un entretien avec Roosevelt.

Elle sait qu’avec la montée des dictatures en Europe, l’arrivée d’Hitler au pouvoir, et l’annexion de l’Autriche le mois dernier par l’Allemagne, Roosevelt a du mal à contenir sa politique de neutralité. Serait-il prêt pour autant à s’engager dans la voix dictée par Szilárd ? Le 28 avril 1938, c’est un homme chaleureux et souriant qui accueille Marie dans son bureau, à la Maison Blanche. Pragmatique comme elle, il va droit au but, pensant qu’elle venait appuyer la caution d’Einstein.

– Vous venez me parler de l’affaire Szilárd ?

– Exact. Où en êtes-vous ?

– J’attends la caution d’Einstein pour lancer le projet Manhattan. Notre capacité à fabriquer la bombe atomique avant Hitler sera le seul moyen de dissuasion.

– Szilárd a reconnu ses mensonges devant Einstein et moi-même. Einstein ne signera pas la lettre, affirme-t-elle. Dans la vie rien n’est à craindre, tout doit être compris. C’est le moment de comprendre davantage afin de craindre moins. Regardons la situation en face.

– Comment est-ce possible ? Szilárd, ce grand physicien, serait-il un imposteur ?
Marie expose clairement les scénarios associés à la détention de la bombe atomique. Elle évoque les instabilités risquant de secouer la planète, l’émergence de blocs de coalitions, un monde où personne ne serait à l’abri du fou qui déclencherait l’arme atomique.

Roosevelt, réfléchit à haute voix :

– Jusqu’à présent, chacun de nous a appris les gloires de l’indépendance. Que chacun de nous apprenne les gloires de l’interdépendance.

– Oui mais l’interdépendance ne se limite pas aux pays. Il faut travailler ensemble à l’interdépendance des mondes scientifiques et politiques.

– Je constate que le monde scientifique a ses bienfaiteurs et ses diables, ses altruistes et ses arrivistes.

Les coudes sur son bureau, la tête entre les mains, il reste muet. Marie est encore loin du but mais elle sent Roosevelt confronté à un dilemme, à un choix décisif, un pari sur l’avenir de l’humanité. Elle change finement d’angle d’attaque pour jouer sur une corde sensible. Marie connaît l’attachement de Roosevelt au peuple. Il est fier de la réussite du Welfare State qui assure depuis maintenant trois ans une sécurité sociale aux retraités, aux malades et aux pauvres. Elle évoque la finalité des sciences au service du bien-être de l’humanité : la Curiethérapie commence à guérir.

– J’ai consacré ce mois d’avril à visiter vos hôpitaux pour rencontrer des médecins, des radiologues et des patients et pas seulement des physiciens.

– Avez-vous visité l’hôpital de Harvard ? une centaine de personnes ont déjà bénéficié de Curiethérapie.

– Oui, c’est un modèle à déployer pour les autres hôpitaux, tant sur le plan technique qu’humain. D’anciens patients épaulent ceux qui sont en cours de traitement ; c’est admirable !

– Rien n’arrive par hasard : le Welfare State et la Curiethérapie d’un côté, la bombe atomique et un physicien imposteur de l’autre. Mon choix est fait.


Nous continuerons à équiper nos hôpitaux. Roosevelt déchire la lettre.
Marie, reconnaissante à Einstein de l’avoir consultée et pleinement satisfaite de l’issue de cette lettre est soulagée.

Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 13 mars 2021

Le syndrome de Kessler

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Sabine et moi, couple de spationautes, avons débarqué sur la planète Chimère en 2050.

A l’époque, l’humanité avait généré un nombre considérable de déchets spatiaux : plus de 130 millions de débris gravitaient déjà autour de la Terre en 2020. Alors qu’aucun projet de dépollution n’avait abouti, on démultipliait les satellites de communication. Le risque de collision avec la Station Spatiale Internationale (ISS) augmentait chaque jour. Le syndrome de Kessler,plus prosaïquement, le risque de collisions en chaîne entre les débris et les satellites, mettait en péril l’humanité. Le modèle de Kessler prédisait en effet que les débris spatiaux percuteraient la Terre et conduiraient à l’éradication de l’humanité.

Ce scénario catastrophe avait été considéré par l’équipe de l’ISS, aussi, Sabine et moi étions préparés à la mission de sauvegarde de l’humanité.

Le 30 juin 2050, Sabine se concentrait sur des expériences de biologie cellulaire dans le labo de l’ISS et j’étais en communication avec la NASA quand la liaison s’arrêta brutalement. A cet instant, les alarmes « Procédure Kessler / Opération Survie », « Panneau solaire n°3 inop » étaient sans appel. Nous nous sommes réfugiés dans la capsule de secours. L’ordinateur de bord, Vigie, a initié l’Opération Survie.

Quand nous avons traversé sans dommage l’enveloppe des débris, Sabine s’exclama:

– Paul, regarde cette pollution ! Je n’aurais jamais pu imaginer que la terre était à ce point prisonnière de ses déchets spatiaux. Quel gâchis ! Nous nous sommes sabordés !

En un rien de temps, nous avons rejoint Chimère, hors de la voie lactée.

Je m’accroche à mon journal pour survivre :

« 31 décembre 2050 : dès notre arrivée, Vigie, capte les lignes de force de l’univers, saisit ses pulsations et crée de la matière grâce à cette énergie, en réalisant une bulle de vie pour nous deux. Certains robots nous fournissent de l’air et de l’eau, d’autres robots, sportifs, musiciens, danseurs ou comédiens entretiennent un simulacre de vie sociale en apesanteur. L’alternance de jours et de nuits rythme notre quotidien, comme sur Terre, à ceci près qu’une année ici correspond à dix ans sur Terre. Hors de la bulle, nous portons une combinaison pour nous protéger du milieu très agressif : absence d’atmosphère, chaleur ou froid excessifs, sol aride et accidenté.

Mai 2060 : Sabine se réfugie dans l’élaboration d’une cartographie de la portion d’univers que nous voyons depuis Chimère. Elle me fait de plus en plus souvent part de sa détermination à ne pas appliquer le « plan sauvegarde de l’humanité » : trop de responsabilité, pas assez confiance dans la sagesse des hommes. Son objectif est de retourner sur Terre.

Juin 2080 : Sabine s’efforce de plus en plus à faire du sport. Je me rends compte qu’elle perd patience facilement, qu’elle a du mal à poursuivre ses recherches, qu’elle a la tête ailleurs. En effet, l’Opération Survie nous demanda d’attendre 50 années terrestres (cinq années biologiques pour nous) avant de tenter une mission de reconnaissance. Pour ma part, je tiens encore le coup.

1 mars 2100 : j’arrive à un état de saturation et supporte de moins en moins nos conditions de vie sur Chimère. Je ne pense plus qu’à notre retour sur terre.

10 mars 2100 : date décisive. Le premier sondage de la terre est programmé ; analyses de l’air, de l’eau et du sol. L’enjeu est que nous puissions enfin revivre sur Terre.

15 mars 2100 : le vaisseau spatial est prêt. Reste les procédures à répéter. Sabine reprend espoir.»

Ce 30 juin 2100 nous quittons la base de lancement de Chimère.

Tout se passe comme prévu jusqu’au moment où, après avoir traversé la Voie Lactée, des alarmes clignotent et alertent sur un problème d’énergie compromettant toute la mission. Que décider ? Sabine et moi avons été formés aux procédures de « Dernier Secours Énergétique ». Je mets le vaisseau sur batterie de secours puis débranche les robots de gestion automatique de l’énergie, l’un après l’autre, pour observer à chaque étape l’état du vaisseau. Stupeur après le délestage du troisième robot : le système de gestion des alarmes identifie un défaut de configuration. En le débranchant puis en le rebranchant, le robot se réinitialise et l’alarme disparaît. C’étaient des fausses alarmes. Nous poursuivons la mission.

Quelle émotion quand la Terre apparaît au loin, bleue, solitaire, fragile, précieuse.

– Regarde, l’enveloppe de pollution a disparu ! C’est incroyable Paul !

Nous nous faufilons dans le module d’atterrissage pour nous poser sur une île du Frioul en face de ce qui était Marseille en 2050. Aujourd’hui, pas de trace apparente d’humains. La végétation s’accroche et recouvre les anciennes constructions d’une ville fantôme. Nous commençons à prélever des échantillons et puis …..ZUT !!! Au diable le plan Kessler.

Nous enlevons nos combinaisons et emplissons nos poumons d’air marin. Un bonheur illumine le visage de Sabine. Nous retrouvons les sensations agréables de la gravité et sentons notre énergie circuler dans nos corps. Nous courons jusqu’à une plage et entrons dans l’eau. Quel bonheur de nager, de revenir sur la plage, de s’éclabousser, de goûter au sel de l’eau. Je prends Sabine dans mes bras.

Nous sommes enfin de retour.

Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds, le 8 avril 2021