Le combat des bestioles

Temps de lecture : 2 minutes

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Mathilde est une fille de la campagne. Le jardin et ses petites bestioles composent son terrain de jeu et son lieu d’observation. D’ailleurs, quand elle sera grande, elle s’imagine éthologue, un mot bizarre qu’elle a retenu quand une dame est venue en classe expliquer son métier passionnant, autour du comportement des animaux.

Mathilde a un goût visible pour les expériences.

L’autre jour, elle a coupé la queue d’un lézard avec son canif, d’un coup bref. Trop drôle ! Le bout de queue frétillait dans tous les sens. Hypnotisée par les acrobaties saugrenues de cet appendice verdâtre, la gamine a bêtement laissé filer l’autre partie du lézard. Dommage !

Hier, elle a attrapé un canard dans la mare, à côté de la grange, et lui a coupé un bout d’aile. Les cris déchirants du colvert, ses « heinh, heinh, … » nasillards provoquaient chez la mouflette une joie capricieuse, un plaisir pervers. Le pauvre oiseau, relâché dans la mare, ne pouvait plus voler. Quand le canard tentait de s’élever de l’eau, il basculait systématiquement sur le côté meurtri, en couinant. C’en était burlesque !

Ce matin, Mathilde se prépare à observer le déjeuner d’une coccinelle ; pas dans le jardin mais dans sa chambre. Elle installe sous une cloche en verre une coccinelle avec son mets préféré, une colonie de pucerons, agglutinés sur une gousse de fève. Elle attend, impatiente, la scène de chasse de la prédatrice, persuadée que la présence de pucerons aiguisera la faim de la petite bête rouge à pois noirs.

Mais rien ne se passe.

La coccinelle reste immobile. Pire, elle regarde à l’extérieur de la cloche, dans la lune. La gamine examine à la loupe les petites bestioles noires, ce mini monde étonnant où s’entremêlent les antennes, en agitation permanente. Qu’est-ce qu’elles peuvent bien se raconter ? En tout cas, elles ont de quoi se défendre, ces proies, avec leurs pattes longues et griffues !

La coccinelle reste imperturbable

tandis que les pucerons festoient, ripaillent, se régalent de sève.

La fillette traque le moindre mouvement de menace ou d’intimidation de la coccinelle, ou le début d’une fuite des pucerons.

C’est étrange que les protagonistes s’ignorent à ce point.

Les heures défilent. Il commence à faire sombre dans la chambre. Mathilde allume sa lampe de chevet, impatiente d’assister, enfin, au repas divertissant de ce soir. Ses yeux, rivés sur la cloche de verre, commencent à cligner. Sa vue se trouble. Elle s’endort. La coccinelle s’approche des pucerons. Les pucerons interrompent leur repas et agitent leurs antennes.

En un clin d’œil, les captifs brisent la cloche de verre, se ruent sur l’enfant,

goûtent la sève sucrée des narines, pompent avec vigueur les papilles de la fillette.

Ce nouveau territoire rapetisse, s’amenuise, disparaît.

Plus rien.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 14 décembre 2021

Prêt à tout pour préserver l’harmonie ce lieu

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Je suis prêt à tout pour préserver l’harmonie de ce lieu où j’ai pris racine il y a longtemps, où je me suis fortifié au milieu d’autres arbres, où je suis devenu le plus vieux de la forêt, un sage.

Nos racines se parlent

Nos branches bruissent et chantent

Nous hébergeons faune et flore.

Été, automne, hiver, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, la vie grouille dans cette forêt. Au printemps, des messagers s’installent ici pour un temps, nichent dans nos branches, y élèvent leurs oisillons. Parmi nos hôtes, un poète sans âge a construit sa chaumine dans la clairière aux papillons, au bord du lac. Il nous écoute la nuit, perché sur un rocher, écrit à l’aube, nous chante ses haïkus l’après-midi :

Dans la clairière
Jour d'un printemps lumineux
Je respire le monde

Le vide et le plein
Le silence et le son
Accomplissent l'harmonie du monde

 Ce matin, une cacophonie fracassante couvre les chants de l’aube de la Grive musicienne, des mésanges bleues et des Rossignols. Je suis alerté par des bruits singuliers qui rompent notre équilibre délicat. Du haut de ma cime, j’aperçois, de l’autre côté du lac, un convoi de machines curieuses qui avancent lentement, dans un ronronnement de moteurs. Soudainement, une abatteuse tranche le tronc d’un arbre, puis d’un deuxième …/… Je vois mes confrères s’effondrer, l’un après l’autre. Je perçois, dans leurs craquements, leur chant du cygne, noble, empli de grâce. Je saisis, aussi, leur appel, nous exhortant à résister à ce pillage inique.

Je lance le signal d’alerte qui avertit notre forêt du danger imminent. Mes racines communique avec le réseau souterrain tandis que mes branchent s’agitent et désigne le lieu du danger.

Une pelleteuse déchaînée, montée sur des chenilles titanesques, creuse des tranchées, une broyeuse – déchiqueteuse avale les branches et les réduit en copeaux. Toutes les deux avancent, inexorablement, et bousculent tout sur leur passage.

Monstruosité

Le tas de ferraille éventre

Carnage cruel

Elles contournent les bords du lac, elles se rapprochent. Leurs bruits insoutenables résonnent partout : le sol vibre, nos racines tremblent, les animaux ne savent plus où aller, tétanisés par la peur. Le poète hurle, prend le lac à témoin, supplie la forêt.

Prenant la direction des opérations, nous nous mettons tous à l’œuvre,

fouines, belettes, racines noueuses, fougères oscillantes, lianes tentaculaires, ronces piquantes, nuages d’insectes, oiseaux aux becs acérés,

tous à l’unisson,

pour faire barrage à ces machines ravageuses, pour arrêter le désastre !

Le ciel courroucé se joint à nous. Un orage tumultueux éclate, de la grêle se déverse en torrents sur les engins, des éclairs aveuglants cisaillent le ciel. Notre forêt, unie et rassemblée dans ce moment crucial a tenté l’inimaginable.

Ferraille ligotée

Adieu ravages et dégâts

Forêt sereine

Harmonieuse à nouveau

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – 9 décembre 2021

Il parlait aux arbres

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La nuit exagère et exacerbe nos sens. Écoutez donc l’histoire de ce poète.

Il y a longtemps, vivait au bord d’un lac, un vieux poète à barbe blanche. Il avait coutume, au coucher du soleil, de s’installer sur un rocher et d’y rester jusqu’au jour naissant. Été, automne, hiver, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, il restait là. Il s’imprégnait des sons, des parfums, du souffle de la nuit.

Il parlait aux arbres, il parlait au lac.

Les gens du village le prenaient pour un rigolo, un fada.

Les arbres bruissaient, chantaient, lui répondaient.

Le poète rentrait alors chez lui, dans sa petite cabane en bois et se mettait à écrire.

Les nuits et les jours s’enchaînaient paisiblement ainsi jusqu’au jour où il entendit un bruit assourdissant, tout près de sa maison. Il eut l’illusion de voir une pelle monstrueuse, suivie d’un fourgon. Il sortit mais ce qu’il vit n’était absolument pas une chimère. Le tas de ferraille avançait lentement, broyant les arbres, éventrant le sous-bois, robot insensible au carnage qu’il engendrait. Il se dirigeait vers sa cabane, lentement, sans pitié.

Le poète hurlait, prenait le lac à témoin ; la forêt sanglotait, pleurait ses blessures à vif. Ils se sentaient tous impuissant face à cette machinerie froide, cruelle, insaisissable.

Mais que se passait-il ?

On ligota le poète pour l’envoyer à l’asile.

Un fou qui parle aux arbres ! Un fou qui parle au lac !

Ce n’est pas courant, ce n’est pas normal, ce n’est pas compréhensible.

Mais enfin, c’est monstrueux !

C’est ainsi que se répandent les rumeurs.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – 2019

Son unique coup de fil (Variations en DO Majeur et LA mineur)

Temps de lecture : 5 minutes

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Thème – Son unique coup de fil

Ce vendredi après-midi, dans le calme du bureau, je finis de ranger mes affaires quand le téléphone sonne : la voix empreinte de gravité du proviseur du lycée me fait imaginer le pire pour mon fils, mon sang ne fait qu’un tour, mes oreilles bourdonnent ; elle m’annonce d’un ton atterré que mon fils vient de l’entartrer devant un public de professeurs ; je suis soulagée et … interdite.

Variations

1 – Consternation

Ce vendredi après-midi, le bureau est calme. J’en profite pour ranger quelques dossiers quand le téléphone sonne :

– Madame Marsinge, proviseur du lycée Termat. Je souhaite parler à Madame X, dit-elle d’une voix sinistre. Votre fils…

Elle marque une pause interminable pendant laquelle j’imagine le pire, un accident en sport, un choc violent. Mes oreilles bourdonnent, ma respiration est hachée, mon cœur s’emballe.

– Votre fils vient de m’entartrer devant des professeurs. Je porte plainte. Qu’avez-vous à dire ?

Je suis soulagée et … interdite.

2 – Prise de recul

Je partage mon bureau avec Mme X. Elle rangeait ses dossiers quand le téléphone sonna. Je la vis pâlir au bout du fil. Ses mains tremblaient, elle respirait fortement puis, après un long moment, elle s’affala dans son fauteuil, et, entre deux grandes inspirations, exprima son soulagement :

– Ouf, j’ai eu tellement peur pour mon fils ! Ce n’est qu’un moindre mal. Olivier vient d’envoyer une tarte à la chantilly au proviseur de son lycée.

3 Suppositions

Une personne de haute stature, la voix qui porte, les gestes amples, parle au milieu de professeurs dans une cour du lycée Termat de Toulouse. Ce pourrait être Madame le Proviseur.

A cet instant surgit un gamin. Il court vers elle, lui jette une tarte à la chantilly sur sa veste en lui lançant un propos apparemment injurieux. Elle s’éclipse, les lèvres pincées, furieuse. Les professeurs discutent avec le gamin et semblent approuver, par leurs mimiques, ce geste provocateur.

4 – Scène cocasse

Vendredi 29 Juin 2001, 15 heures : Madame Marsinge, proviseur du lycée Termat de Toulouse, pérorait dans la petite cour, côté couvent des Jacobins, au milieu de professeurs. Là arrive en trombe Olivier, tout jeune bachelier, qui ressassait depuis longtemps un propos malsain du proviseur à son égard. Il l’interpelle en lui lançant une tarte à la crème :

– De la part de la gangrène que vous vouliez couper !

Madame Marsinge, décontenancée, regarde sa veste dégoulinant de Chantilly. D’un air dur elle prend à témoin son public et s’adresse au gamin :

– J’appelle votre mère !

Au téléphone elle cherche ses mots, se souvient de l’injure « gangrène » dont elle avait qualifié le gamin, l’an dernier, se rappelle son entretien avec les parents, choqués par la portée de ses propos. Pire, elle se remémore qu’elle n’avait jamais tenu la promesse faite à ses parents de discuter en tête à tête avec Olivier pour dissiper des incompréhensions évidentes.

A l’autre bout du fil, la mère d’Olivier attend…

Elle imagine le pire. Son sang ne fait qu’un tour.

– Votre fils vient de m’envoyer une tarte à la crème devant des professeurs, reprend Madame Marsinge. Qu’avez-vous à dire ? J’ai décidé de porter plainte contre votre fils, ajoute-t-elle.

Elle raccroche, sans attendre de réponse.

5 – L’obsession des statistiques

Publication des résultats du bac :96,2 % pour Madame Marsinge, proviseur du lycée Termat de Toulouse, soi-même, qui obtient le meilleur score de l’académie. Ses convictions en l’école publique démontrent que le travail, dans son lycée, ouvre des portes, les grandes, celles des prépas.

Elle déroge aujourd’hui à son habitude de ne fréquenter ni les enseignants, ni les élèves. Elle ressent un besoin urgent de parler de son succès. Elle descend lentement les marches du grand escalier, s’admire dans son tailleur rose saumon, sourit face au miroir, puis rejoint un groupe de professeurs.

Elle parade, vaniteuse, s’attribuant tous les éloges pour son taux, mérité, de réussite au bac … jusqu’à ce qu’elle reçoive une tarte sur sa veste.

Consternation !

Honteuse devant son public qui se retient de pouffer de rire, elle lâche au gamin entarteur :

– J’appelle votre mère.

6 – L’essence de la phénoménologie vue d’un professeur de philo

La cour d’un lycée peut révéler l’essence de la phénoménologie, tout autant que les synchronicités spatiales et temporelles. J’en veux pour preuve l’expérience de ce jour.

Madame le Proviseur, toujours perchée dans sa tour d’ivoire, descend pour une fois dans la cour, affichant un sourire béat. Elle rejoint notre petit groupe de professeurs.

Nous devisons de tout, du néant, de la finitude, du libre-arbitre.

Un élan vital et récriminatoire contre l’autorité du proviseur se concrétise en la personne d’Olivier, un élève atypique de ma classe de philosophie, que j’estime beaucoup. Le vide spatial entre les deux personnages est matérialisé par la trajectoire d’une tarte, propulsée par Olivier, qui atterrit sur la veste de Madame le Proviseur. Cette rencontre, contingente et téméraire, sidère la Grande Dame qui n’a aucun entendement pour le concept de synchronicité.

Exemple typique de praxis.

7 – Version Twitter

Fin de semaine calme au bureau. Sonnerie du téléphone. Voix empreinte de gravité du proviseur du lycée Termat. Mon fils Olivier vient de l’entartrer. Elle porte plainte contre nous deux.

8 – Optimiste et téméraire

Ce matin, Olivier est tout feu, tout flamme. L’idée folle d’entartrer Madame Marsinge, son proviseur, lui revient, comme un éclair. Mais avec quel projectile ? Une tarte, un œuf ?

Quel sens donner à son action ? Que cherche-t-il à dire, à signifier à Madame Marsinge ?

Depuis un an qu’il attend une vraie mise au point avec elle, au moment de quitter le lycée, il ressent une urgence de se rappeler à elle, de laisser une empreinte, une trace, qui symboliserait leur longue incompréhension réciproque. Il aimerait tout simplement la ridiculiser avec humour, elle qui n’a autorité sur personne, ni sur les professeurs, ni sur les élèves. Banco pour une tarte à la chantilly. Son ami Gilles le rejoint.

Sa proie est exceptionnellement là, dans la petite cour, pérorant au milieu de professeurs.

Il court, vise Madame Marsinge à la veste – une once de respect lui fait éviter instinctivement le visage.

Elle a un mouvement de recul, jauge son tailleur dégoulinant de chantilly, croise le regard d’Olivier puis s’en va, furieuse. Il croit l’entendre menacer :

– J’appelle votre mère, je porterai plainte.

Les professeurs le congratulent et sont prêts à témoigner si besoin, des dérives de ce proviseur.

Olivier, ragaillardi, invite son ami Gilles à déguster maintenant une autre tarte.

9 – La Grande Dame prétentieuse

Madame Marsinge, proviseur du prestigieux lycée Termat de Toulouse est rayonnante. Elle caracole en tête de l’académie pour SON taux de réussite au bac. Aujourd’hui, elle a soif d’étaler son orgueil et sort de son bureau. Elle descend le grand escalier et affiche un large sourire quand elle ajuste sa veste rose saumon, dans le reflet du miroir.

Elle s’imagine félicitée par TOUT le lycée.

Elle rejoint des professeurs qui discutent dans la cour. 96,2 %, oui, vous avez bien entendu, c’est MON score. J’en suis PERSONNELLEMENT fière. Les professeurs échangent quelques œillades. Que lui arrive-t-il pour s’abaisser jusqu’à nous?

A cet instant, une tarte s’écrase sur sa veste.

Elle reconnaît Olivier. Sa prestance hautaine est mise à mal quand elle baisse les yeux et considère, à ses pieds, les brisures de la tarte.

– Ça ne va pas se passer comme ça. J’appelle votre mère de suite.

Elle tourne les talons, et remonte dans sa tour d’ivoire.

10Promenade fatale dans Toulouse

Je suis particulièrement à mon avantage aujourd’hui, avec des frous-frous blancs autour de ma taille, au milieu de mes collègues aux jupes jaune citron.

Il entre dans la boutique, sourire joyeux, regard rieur, coquin.

Il me pointe du doigt, m’aguichant avec un clin d’œil espiègle. Promenade agréable dans les rues de Toulouse. Il me présente à son copain Gilles qui me trouve à son goût, lui aussi.

Tous les deux s’arrêtent sous le porche du lycée. Il dit à Gilles qu’il est vraiment content qu’ELLE soit là et qu’il pourra enfin tourner la page. Tout se précipite : il me tient fermement par la taille, nous courons à toute allure, il me lance brutalement sur ELLE, mes frous-frous s’étalent sur sa veste. Il lui lance au visage, en détachant ses mots :

– De la part … de la gangrène … que vous vouliez couper !

ELLE part furieuse.

Il lèche ses doigts et discute avec les témoins hilares.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 17 novembre 2021

L’étranger (version twitter)

Temps de lecture : < 1 minute

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Nuit froide, humide. Sentier boueux. En quête d’un abri, j’avance vers une lumière, gratte à la porte d’une ferme. Une femme entrouvre, me dévisage, déconcertée.

– D’où viens-tu ?

Je saisis ses paroles, incapable de lui répondre. Me redresse. Rapide coup d’œil à l’intérieur: feu dans la cheminée, effluves alléchantes de poulet. J’avance. Elle barre l’entrée, regard assassin.

Je ruse: regard séducteur, agrippant ses yeux, recroquevillé sur moi-même, implorant. Elle capitule. Je file vers la cheminée, y trouve le bonheur de la couverture et … ronronne.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 9 novembre 2021

Tic-toc québécois

Temps de lecture : 2 minutes

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Nous quatre – mon mari, mes enfants et moi-même – voyageons à domicile en ouvrant notre foyer à des personnes venant de tous les continents : c’est super sympa, plein de surprises et de découvertes sur le monde. L’an passé, nous avions reçu Isabelle et Nicolas, québécois de dix-neuf ans, qui débutaient leur voyage de césure entre le lycée et l’université, histoire de découvrir le monde avant de choisir leurs voies. Au -delà de leur délicieux accent québécois, nous avions vite repéré leur charmante expression qui donnait du relief à tout ce qu’ils disaient.

Isabelle allait de son Ah ! Ouais ! dès que quelqu’un finissait une phrase. Nicolas reprenait en écho le Ah ! Ouais ! Le « AAAhhh ! » durait bien quelques secondes, pendant que le menton effectuait un joli mouvement interrogateur et que les yeux accrochaient ceux de l’interlocuteur. Une fois la prise assurée, le « Ouais ! » bref, aigu, les sourcils au ciel, mettait un point d’orgue : la tête reprenait sa position normale. La conversation se poursuivait.

Nous avions même eu droit à un magistral Ah ! Ouais ! à deux voix, la soprano et le ténor.

Le plus cocasse, c’est que ces deux petits mots sournois étaient devenus communicatifs. Nos propres habitudes de langage comme, « c’est juste pas possible » ou « j’ai envie de dire que », ou alors « tu vois ce que je veux dire » ont timidement tiré leurs références devant les Ah ! Ouais ! fougueux, énergiques, impulsifs, si plein d’entrain de ces deux jeunes gens.

Ah ! Ouais ! cet aligot, qu’est-ce qu’il était bon !

Ah ! Ouais ! j’ai bien aimé cet Armagnac !

A la fin du repas, la polyphonie des Ah ! Ouais ! battait son plein, augmenté de nos quatre voix toulousaines.

Quand ils nous ont quitté l’an passé, nous les avions surnommé, à l’unanimité, la famille Ahouais.

Ils reviennent ce soir, à la fin de leur voyage. Au coup de sonnette, nous nous ruons à la porte d’entrée. Oserons-nous, putain*, leur révéler leur surnom ?

Dans une grande et longue embrassade, Isabelle me dit :

Vale ! Ce voyage a été, Ah ! Ouais ! tout simplement, comment dire ?

Ah Ouais ! tu veux dire qu’on est heureux de l’avoir fait et de le terminer chez vous, comme en famille. On a tant de choses à vous raconter, renchérit Nicolas.

Boudu*, quelle soirée ! Leur périple nous a bien espantés*. Nous étions surtout rassurés qu’ils n’aient pas trop changé !

Au passage, leur tic s’était embelli d’une belle toque et avait adopté un petit cousin espagnol, « vale ».

Et toc !

* expressions toulousaines :

« boudu » est du genre « Ah ! Ouais ! », car il peut être mis à toutes les sauces ;

« putain » est utilisé comme une virgule ou un point. Il sert aussi à reprendre sa respiration ;

« s’espanter » (en ouvrant bien le son « an ») est l’équivalent de s’étonner.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – le 11 novembre 2021