Le combat des bestioles

Temps de lecture : 2 minutes

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Mathilde est une fille de la campagne. Le jardin et ses petites bestioles composent son terrain de jeu et son lieu d’observation. D’ailleurs, quand elle sera grande, elle s’imagine éthologue, un mot bizarre qu’elle a retenu quand une dame est venue en classe expliquer son métier passionnant, autour du comportement des animaux.

Mathilde a un goût visible pour les expériences.

L’autre jour, elle a coupé la queue d’un lézard avec son canif, d’un coup bref. Trop drôle ! Le bout de queue frétillait dans tous les sens. Hypnotisée par les acrobaties saugrenues de cet appendice verdâtre, la gamine a bêtement laissé filer l’autre partie du lézard. Dommage !

Hier, elle a attrapé un canard dans la mare, à côté de la grange, et lui a coupé un bout d’aile. Les cris déchirants du colvert, ses « heinh, heinh, … » nasillards provoquaient chez la mouflette une joie capricieuse, un plaisir pervers. Le pauvre oiseau, relâché dans la mare, ne pouvait plus voler. Quand le canard tentait de s’élever de l’eau, il basculait systématiquement sur le côté meurtri, en couinant. C’en était burlesque !

Ce matin, Mathilde se prépare à observer le déjeuner d’une coccinelle ; pas dans le jardin mais dans sa chambre. Elle installe sous une cloche en verre une coccinelle avec son mets préféré, une colonie de pucerons, agglutinés sur une gousse de fève. Elle attend, impatiente, la scène de chasse de la prédatrice, persuadée que la présence de pucerons aiguisera la faim de la petite bête rouge à pois noirs.

Mais rien ne se passe.

La coccinelle reste immobile. Pire, elle regarde à l’extérieur de la cloche, dans la lune. La gamine examine à la loupe les petites bestioles noires, ce mini monde étonnant où s’entremêlent les antennes, en agitation permanente. Qu’est-ce qu’elles peuvent bien se raconter ? En tout cas, elles ont de quoi se défendre, ces proies, avec leurs pattes longues et griffues !

La coccinelle reste imperturbable

tandis que les pucerons festoient, ripaillent, se régalent de sève.

La fillette traque le moindre mouvement de menace ou d’intimidation de la coccinelle, ou le début d’une fuite des pucerons.

C’est étrange que les protagonistes s’ignorent à ce point.

Les heures défilent. Il commence à faire sombre dans la chambre. Mathilde allume sa lampe de chevet, impatiente d’assister, enfin, au repas divertissant de ce soir. Ses yeux, rivés sur la cloche de verre, commencent à cligner. Sa vue se trouble. Elle s’endort. La coccinelle s’approche des pucerons. Les pucerons interrompent leur repas et agitent leurs antennes.

En un clin d’œil, les captifs brisent la cloche de verre, se ruent sur l’enfant,

goûtent la sève sucrée des narines, pompent avec vigueur les papilles de la fillette.

Ce nouveau territoire rapetisse, s’amenuise, disparaît.

Plus rien.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 14 décembre 2021

Prêt à tout pour préserver l’harmonie ce lieu

Temps de lecture : 2 minutes

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Je suis prêt à tout pour préserver l’harmonie de ce lieu où j’ai pris racine il y a longtemps, où je me suis fortifié au milieu d’autres arbres, où je suis devenu le plus vieux de la forêt, un sage.

Nos racines se parlent

Nos branches bruissent et chantent

Nous hébergeons faune et flore.

Été, automne, hiver, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, la vie grouille dans cette forêt. Au printemps, des messagers s’installent ici pour un temps, nichent dans nos branches, y élèvent leurs oisillons. Parmi nos hôtes, un poète sans âge a construit sa chaumine dans la clairière aux papillons, au bord du lac. Il nous écoute la nuit, perché sur un rocher, écrit à l’aube, nous chante ses haïkus l’après-midi :

Dans la clairière
Jour d'un printemps lumineux
Je respire le monde

Le vide et le plein
Le silence et le son
Accomplissent l'harmonie du monde

 Ce matin, une cacophonie fracassante couvre les chants de l’aube de la Grive musicienne, des mésanges bleues et des Rossignols. Je suis alerté par des bruits singuliers qui rompent notre équilibre délicat. Du haut de ma cime, j’aperçois, de l’autre côté du lac, un convoi de machines curieuses qui avancent lentement, dans un ronronnement de moteurs. Soudainement, une abatteuse tranche le tronc d’un arbre, puis d’un deuxième …/… Je vois mes confrères s’effondrer, l’un après l’autre. Je perçois, dans leurs craquements, leur chant du cygne, noble, empli de grâce. Je saisis, aussi, leur appel, nous exhortant à résister à ce pillage inique.

Je lance le signal d’alerte qui avertit notre forêt du danger imminent. Mes racines communique avec le réseau souterrain tandis que mes branchent s’agitent et désigne le lieu du danger.

Une pelleteuse déchaînée, montée sur des chenilles titanesques, creuse des tranchées, une broyeuse – déchiqueteuse avale les branches et les réduit en copeaux. Toutes les deux avancent, inexorablement, et bousculent tout sur leur passage.

Monstruosité

Le tas de ferraille éventre

Carnage cruel

Elles contournent les bords du lac, elles se rapprochent. Leurs bruits insoutenables résonnent partout : le sol vibre, nos racines tremblent, les animaux ne savent plus où aller, tétanisés par la peur. Le poète hurle, prend le lac à témoin, supplie la forêt.

Prenant la direction des opérations, nous nous mettons tous à l’œuvre,

fouines, belettes, racines noueuses, fougères oscillantes, lianes tentaculaires, ronces piquantes, nuages d’insectes, oiseaux aux becs acérés,

tous à l’unisson,

pour faire barrage à ces machines ravageuses, pour arrêter le désastre !

Le ciel courroucé se joint à nous. Un orage tumultueux éclate, de la grêle se déverse en torrents sur les engins, des éclairs aveuglants cisaillent le ciel. Notre forêt, unie et rassemblée dans ce moment crucial a tenté l’inimaginable.

Ferraille ligotée

Adieu ravages et dégâts

Forêt sereine

Harmonieuse à nouveau

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – 9 décembre 2021

Il parlait aux arbres

Temps de lecture : < 1 minute

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La nuit exagère et exacerbe nos sens. Écoutez donc l’histoire de ce poète.

Il y a longtemps, vivait au bord d’un lac, un vieux poète à barbe blanche. Il avait coutume, au coucher du soleil, de s’installer sur un rocher et d’y rester jusqu’au jour naissant. Été, automne, hiver, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, il restait là. Il s’imprégnait des sons, des parfums, du souffle de la nuit.

Il parlait aux arbres, il parlait au lac.

Les gens du village le prenaient pour un rigolo, un fada.

Les arbres bruissaient, chantaient, lui répondaient.

Le poète rentrait alors chez lui, dans sa petite cabane en bois et se mettait à écrire.

Les nuits et les jours s’enchaînaient paisiblement ainsi jusqu’au jour où il entendit un bruit assourdissant, tout près de sa maison. Il eut l’illusion de voir une pelle monstrueuse, suivie d’un fourgon. Il sortit mais ce qu’il vit n’était absolument pas une chimère. Le tas de ferraille avançait lentement, broyant les arbres, éventrant le sous-bois, robot insensible au carnage qu’il engendrait. Il se dirigeait vers sa cabane, lentement, sans pitié.

Le poète hurlait, prenait le lac à témoin ; la forêt sanglotait, pleurait ses blessures à vif. Ils se sentaient tous impuissant face à cette machinerie froide, cruelle, insaisissable.

Mais que se passait-il ?

On ligota le poète pour l’envoyer à l’asile.

Un fou qui parle aux arbres ! Un fou qui parle au lac !

Ce n’est pas courant, ce n’est pas normal, ce n’est pas compréhensible.

Mais enfin, c’est monstrueux !

C’est ainsi que se répandent les rumeurs.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – 2019

Son unique coup de fil (Variations en DO Majeur et LA mineur)

Temps de lecture : 5 minutes

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Thème – Son unique coup de fil

Ce vendredi après-midi, dans le calme du bureau, je finis de ranger mes affaires quand le téléphone sonne : la voix empreinte de gravité du proviseur du lycée me fait imaginer le pire pour mon fils, mon sang ne fait qu’un tour, mes oreilles bourdonnent ; elle m’annonce d’un ton atterré que mon fils vient de l’entartrer devant un public de professeurs ; je suis soulagée et … interdite.

Variations

1 – Consternation

Ce vendredi après-midi, le bureau est calme. J’en profite pour ranger quelques dossiers quand le téléphone sonne :

– Madame Marsinge, proviseur du lycée Termat. Je souhaite parler à Madame X, dit-elle d’une voix sinistre. Votre fils…

Elle marque une pause interminable pendant laquelle j’imagine le pire, un accident en sport, un choc violent. Mes oreilles bourdonnent, ma respiration est hachée, mon cœur s’emballe.

– Votre fils vient de m’entartrer devant des professeurs. Je porte plainte. Qu’avez-vous à dire ?

Je suis soulagée et … interdite.

2 – Prise de recul

Je partage mon bureau avec Mme X. Elle rangeait ses dossiers quand le téléphone sonna. Je la vis pâlir au bout du fil. Ses mains tremblaient, elle respirait fortement puis, après un long moment, elle s’affala dans son fauteuil, et, entre deux grandes inspirations, exprima son soulagement :

– Ouf, j’ai eu tellement peur pour mon fils ! Ce n’est qu’un moindre mal. Olivier vient d’envoyer une tarte à la chantilly au proviseur de son lycée.

3 Suppositions

Une personne de haute stature, la voix qui porte, les gestes amples, parle au milieu de professeurs dans une cour du lycée Termat de Toulouse. Ce pourrait être Madame le Proviseur.

A cet instant surgit un gamin. Il court vers elle, lui jette une tarte à la chantilly sur sa veste en lui lançant un propos apparemment injurieux. Elle s’éclipse, les lèvres pincées, furieuse. Les professeurs discutent avec le gamin et semblent approuver, par leurs mimiques, ce geste provocateur.

4 – Scène cocasse

Vendredi 29 Juin 2001, 15 heures : Madame Marsinge, proviseur du lycée Termat de Toulouse, pérorait dans la petite cour, côté couvent des Jacobins, au milieu de professeurs. Là arrive en trombe Olivier, tout jeune bachelier, qui ressassait depuis longtemps un propos malsain du proviseur à son égard. Il l’interpelle en lui lançant une tarte à la crème :

– De la part de la gangrène que vous vouliez couper !

Madame Marsinge, décontenancée, regarde sa veste dégoulinant de Chantilly. D’un air dur elle prend à témoin son public et s’adresse au gamin :

– J’appelle votre mère !

Au téléphone elle cherche ses mots, se souvient de l’injure « gangrène » dont elle avait qualifié le gamin, l’an dernier, se rappelle son entretien avec les parents, choqués par la portée de ses propos. Pire, elle se remémore qu’elle n’avait jamais tenu la promesse faite à ses parents de discuter en tête à tête avec Olivier pour dissiper des incompréhensions évidentes.

A l’autre bout du fil, la mère d’Olivier attend…

Elle imagine le pire. Son sang ne fait qu’un tour.

– Votre fils vient de m’envoyer une tarte à la crème devant des professeurs, reprend Madame Marsinge. Qu’avez-vous à dire ? J’ai décidé de porter plainte contre votre fils, ajoute-t-elle.

Elle raccroche, sans attendre de réponse.

5 – L’obsession des statistiques

Publication des résultats du bac :96,2 % pour Madame Marsinge, proviseur du lycée Termat de Toulouse, soi-même, qui obtient le meilleur score de l’académie. Ses convictions en l’école publique démontrent que le travail, dans son lycée, ouvre des portes, les grandes, celles des prépas.

Elle déroge aujourd’hui à son habitude de ne fréquenter ni les enseignants, ni les élèves. Elle ressent un besoin urgent de parler de son succès. Elle descend lentement les marches du grand escalier, s’admire dans son tailleur rose saumon, sourit face au miroir, puis rejoint un groupe de professeurs.

Elle parade, vaniteuse, s’attribuant tous les éloges pour son taux, mérité, de réussite au bac … jusqu’à ce qu’elle reçoive une tarte sur sa veste.

Consternation !

Honteuse devant son public qui se retient de pouffer de rire, elle lâche au gamin entarteur :

– J’appelle votre mère.

6 – L’essence de la phénoménologie vue d’un professeur de philo

La cour d’un lycée peut révéler l’essence de la phénoménologie, tout autant que les synchronicités spatiales et temporelles. J’en veux pour preuve l’expérience de ce jour.

Madame le Proviseur, toujours perchée dans sa tour d’ivoire, descend pour une fois dans la cour, affichant un sourire béat. Elle rejoint notre petit groupe de professeurs.

Nous devisons de tout, du néant, de la finitude, du libre-arbitre.

Un élan vital et récriminatoire contre l’autorité du proviseur se concrétise en la personne d’Olivier, un élève atypique de ma classe de philosophie, que j’estime beaucoup. Le vide spatial entre les deux personnages est matérialisé par la trajectoire d’une tarte, propulsée par Olivier, qui atterrit sur la veste de Madame le Proviseur. Cette rencontre, contingente et téméraire, sidère la Grande Dame qui n’a aucun entendement pour le concept de synchronicité.

Exemple typique de praxis.

7 – Version Twitter

Fin de semaine calme au bureau. Sonnerie du téléphone. Voix empreinte de gravité du proviseur du lycée Termat. Mon fils Olivier vient de l’entartrer. Elle porte plainte contre nous deux.

8 – Optimiste et téméraire

Ce matin, Olivier est tout feu, tout flamme. L’idée folle d’entartrer Madame Marsinge, son proviseur, lui revient, comme un éclair. Mais avec quel projectile ? Une tarte, un œuf ?

Quel sens donner à son action ? Que cherche-t-il à dire, à signifier à Madame Marsinge ?

Depuis un an qu’il attend une vraie mise au point avec elle, au moment de quitter le lycée, il ressent une urgence de se rappeler à elle, de laisser une empreinte, une trace, qui symboliserait leur longue incompréhension réciproque. Il aimerait tout simplement la ridiculiser avec humour, elle qui n’a autorité sur personne, ni sur les professeurs, ni sur les élèves. Banco pour une tarte à la chantilly. Son ami Gilles le rejoint.

Sa proie est exceptionnellement là, dans la petite cour, pérorant au milieu de professeurs.

Il court, vise Madame Marsinge à la veste – une once de respect lui fait éviter instinctivement le visage.

Elle a un mouvement de recul, jauge son tailleur dégoulinant de chantilly, croise le regard d’Olivier puis s’en va, furieuse. Il croit l’entendre menacer :

– J’appelle votre mère, je porterai plainte.

Les professeurs le congratulent et sont prêts à témoigner si besoin, des dérives de ce proviseur.

Olivier, ragaillardi, invite son ami Gilles à déguster maintenant une autre tarte.

9 – La Grande Dame prétentieuse

Madame Marsinge, proviseur du prestigieux lycée Termat de Toulouse est rayonnante. Elle caracole en tête de l’académie pour SON taux de réussite au bac. Aujourd’hui, elle a soif d’étaler son orgueil et sort de son bureau. Elle descend le grand escalier et affiche un large sourire quand elle ajuste sa veste rose saumon, dans le reflet du miroir.

Elle s’imagine félicitée par TOUT le lycée.

Elle rejoint des professeurs qui discutent dans la cour. 96,2 %, oui, vous avez bien entendu, c’est MON score. J’en suis PERSONNELLEMENT fière. Les professeurs échangent quelques œillades. Que lui arrive-t-il pour s’abaisser jusqu’à nous?

A cet instant, une tarte s’écrase sur sa veste.

Elle reconnaît Olivier. Sa prestance hautaine est mise à mal quand elle baisse les yeux et considère, à ses pieds, les brisures de la tarte.

– Ça ne va pas se passer comme ça. J’appelle votre mère de suite.

Elle tourne les talons, et remonte dans sa tour d’ivoire.

10Promenade fatale dans Toulouse

Je suis particulièrement à mon avantage aujourd’hui, avec des frous-frous blancs autour de ma taille, au milieu de mes collègues aux jupes jaune citron.

Il entre dans la boutique, sourire joyeux, regard rieur, coquin.

Il me pointe du doigt, m’aguichant avec un clin d’œil espiègle. Promenade agréable dans les rues de Toulouse. Il me présente à son copain Gilles qui me trouve à son goût, lui aussi.

Tous les deux s’arrêtent sous le porche du lycée. Il dit à Gilles qu’il est vraiment content qu’ELLE soit là et qu’il pourra enfin tourner la page. Tout se précipite : il me tient fermement par la taille, nous courons à toute allure, il me lance brutalement sur ELLE, mes frous-frous s’étalent sur sa veste. Il lui lance au visage, en détachant ses mots :

– De la part … de la gangrène … que vous vouliez couper !

ELLE part furieuse.

Il lèche ses doigts et discute avec les témoins hilares.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 17 novembre 2021

L’étranger (version twitter)

Temps de lecture : < 1 minute

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Nuit froide, humide. Sentier boueux. En quête d’un abri, j’avance vers une lumière, gratte à la porte d’une ferme. Une femme entrouvre, me dévisage, déconcertée.

– D’où viens-tu ?

Je saisis ses paroles, incapable de lui répondre. Me redresse. Rapide coup d’œil à l’intérieur: feu dans la cheminée, effluves alléchantes de poulet. J’avance. Elle barre l’entrée, regard assassin.

Je ruse: regard séducteur, agrippant ses yeux, recroquevillé sur moi-même, implorant. Elle capitule. Je file vers la cheminée, y trouve le bonheur de la couverture et … ronronne.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 9 novembre 2021

Tic-toc québécois

Temps de lecture : 2 minutes

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Nous quatre – mon mari, mes enfants et moi-même – voyageons à domicile en ouvrant notre foyer à des personnes venant de tous les continents : c’est super sympa, plein de surprises et de découvertes sur le monde. L’an passé, nous avions reçu Isabelle et Nicolas, québécois de dix-neuf ans, qui débutaient leur voyage de césure entre le lycée et l’université, histoire de découvrir le monde avant de choisir leurs voies. Au -delà de leur délicieux accent québécois, nous avions vite repéré leur charmante expression qui donnait du relief à tout ce qu’ils disaient.

Isabelle allait de son Ah ! Ouais ! dès que quelqu’un finissait une phrase. Nicolas reprenait en écho le Ah ! Ouais ! Le « AAAhhh ! » durait bien quelques secondes, pendant que le menton effectuait un joli mouvement interrogateur et que les yeux accrochaient ceux de l’interlocuteur. Une fois la prise assurée, le « Ouais ! » bref, aigu, les sourcils au ciel, mettait un point d’orgue : la tête reprenait sa position normale. La conversation se poursuivait.

Nous avions même eu droit à un magistral Ah ! Ouais ! à deux voix, la soprano et le ténor.

Le plus cocasse, c’est que ces deux petits mots sournois étaient devenus communicatifs. Nos propres habitudes de langage comme, « c’est juste pas possible » ou « j’ai envie de dire que », ou alors « tu vois ce que je veux dire » ont timidement tiré leurs références devant les Ah ! Ouais ! fougueux, énergiques, impulsifs, si plein d’entrain de ces deux jeunes gens.

Ah ! Ouais ! cet aligot, qu’est-ce qu’il était bon !

Ah ! Ouais ! j’ai bien aimé cet Armagnac !

A la fin du repas, la polyphonie des Ah ! Ouais ! battait son plein, augmenté de nos quatre voix toulousaines.

Quand ils nous ont quitté l’an passé, nous les avions surnommé, à l’unanimité, la famille Ahouais.

Ils reviennent ce soir, à la fin de leur voyage. Au coup de sonnette, nous nous ruons à la porte d’entrée. Oserons-nous, putain*, leur révéler leur surnom ?

Dans une grande et longue embrassade, Isabelle me dit :

Vale ! Ce voyage a été, Ah ! Ouais ! tout simplement, comment dire ?

Ah Ouais ! tu veux dire qu’on est heureux de l’avoir fait et de le terminer chez vous, comme en famille. On a tant de choses à vous raconter, renchérit Nicolas.

Boudu*, quelle soirée ! Leur périple nous a bien espantés*. Nous étions surtout rassurés qu’ils n’aient pas trop changé !

Au passage, leur tic s’était embelli d’une belle toque et avait adopté un petit cousin espagnol, « vale ».

Et toc !

* expressions toulousaines :

« boudu » est du genre « Ah ! Ouais ! », car il peut être mis à toutes les sauces ;

« putain » est utilisé comme une virgule ou un point. Il sert aussi à reprendre sa respiration ;

« s’espanter » (en ouvrant bien le son « an ») est l’équivalent de s’étonner.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – le 11 novembre 2021

Qu’arriva-t-il au perroquet bavard ?

Temps de lecture : 3 minutes

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Jade sortit de l’école et rentra seule à la maison. D’habitude, elle faisait le trajet avec son amie Zoé. Arrivée à la maison, elle avait encore le souffle coupé, les joues rouges. Son grand-père vit de suite que quelque chose tracassait sa petite Jade.

– Zoé, c’est fini ! Elle est plus mon amie. Mon dessin de manga, celui que je lui ai fait pour ses neuf ans, des copines m’ont dit qu’elle l’avait donné à la nouvelle de la classe. En plus elle a dit que c’était elle qui l’avait fait, cette menteuse ! Et puis, elle lui a donné la main et elles sont parties toutes les deux sous le préau. Tu te rends compte grand-père! Ce n’est qu’une menteuse, une voleuse, une traître. Elle me laisse tomber et en plus comme elle ne sait pas dessiner, elle utilise mon dessin !

Le grand-père amena Jade dans la cuisine.

– Ca te dit quelques crêpes pour le goûter? On ouvrira le bocal de crème de marron pour les accompagner.

Pendant qu’il préparait la pâte à crêpes, il se mit à lui raconter une histoire, une de ses histoires dont il avait le secret.

« Il y a bien longtemps, en Tartarie, il y avait un marchand qui avait fait fortune grâce aux pierres précieuses. Il habitait la délicieuse ville d’Avarga, au bord d’une rivière. Il parcourait la région pour ramener des rubis, des émeraudes ou des diamants. Le luxe dans lequel il vivait ne compensait pas sa solitude pesante. Un jour, il décida de se marier avec la plus charmante jeune fille du royaume pour fonder une famille. Marjan avait de longs cheveux noirs qui lui couvraient les reins. Ses yeux étaient de velours. Elle chantait comme un oiseau, s’accompagnant d’un dôtar, sorte de luth à deux cordes.

Le marchand l’aima de suite, avec passion. Il avait hâte de la retrouver chaque soir, après sa journée de travail. Ils passaient de merveilleuses soirées. Mais les affaires l’obligeaient à s’absenter. C’était à chaque fois un déchirement de quitter sa femme. Un jour, il eut l’idée d’offrir à sa femme une cage à oiseaux dans laquelle paradait un magnifique perroquet, au bec corail et au plumage vert. Le perroquet et Marjan s’entendirent bien vite pour chanter en duo.

Quand le marchand dut s’en aller pour quatre ou cinq jours, il demanda au perroquet de prendre soin de son épouse. A son retour, interrogeant le perroquet, il apprit que sa femme s’était follement amusée, tous les soirs, avec un jeune homme. Furieux, il convoqua les trois servantes qui lui assurèrent que sa femme était fidèle.En échangeant quelques clins d’œil, l’une d’elles avoua que le perroquet disait n’importe quoi.

Peu après, il s’absenta une nuit seulement, pour vérifier les affirmations du perroquet.

Ce soir-là, sa femme voulait se venger de cet oiseau trop bavard, et passer un bon moment avec son jeune ami. Les trois complices s’amusèrent follement : l’une installa un toit au-dessus de la cage du perroquet puis fit couler des gouttes d’eau qui se transformèrent en grosse averse. Pendant ce temps, une autre agitait la cage à l’aide d’une tringle. La troisième tenait un miroir qui réfléchissait la flamme d’une bougie dans les yeux de ce perroquet. Tout ce stratagème masquait les amusements de Marjan et de son petit ami.

A son retour, le marchand interrogea l’oiseau parleur qui lui raconta le terrible orage qui l’avait malmené : des éclairs éblouissants, un vent qui le secouait et une pluie qui ne s’arrêtait pas. Le mari savait fort bien que la nuit avait été belle et ne crut plus le perroquet. De rage, il le sortit de la cage, l’empoigna par le cou, le jeta à terre et le tua. Tout rentra dans l’ordre, jusqu’à ce que les rumeurs des voisins atteignirent ses oreilles et confirmèrent les premiers propos du perroquet. Là il regretta fort d’avoir tué l’oiseau.»

Le grand-père regarda sa petite fille. Elle avait les yeux dans le vague et semblait apaisée. Il laissa couler le temps et attendit qu’elle le regarde pour reprendre la parole :

– Tu vois, ma petite Jade, jusqu’où peuvent mener les rumeurs.

– Si les voisins ont dit qu’elle voyait toujours son petit ami en cachette, c’est que le perroquet avait dit la vérité. Alors, grand-père, le perroquet a été tué pour rien.

– Tu as tout compris, ma chérie. Les trahisons blessent la personne trompée. Les rumeurs aussi peuvent faire beaucoup de mal. C’est très difficile de guérir des trahisons et des rumeurs, mais … il me vient une idée. Et si tu faisais toi-même la connaissance de la nouvelle de la classe. Es-tu sûre des rumeurs sur ton dessin ? Et même si ce qu’ont dit tes copines est exact, tu pourrais rétablir la vérité. Peut-être qu’elle aime dessiner, tout comme toi. Vous pourriez dessiner ensemble.

Jade réfléchissait. Son grand-père lui avait donné une super idée pour sortir de cette impasse. Elle prit une feuille de papier et traça à l’encre de chine un perroquet.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO

Castelnau d’Estrétefonds – le 9 octobre 2021

Dérapage dans le monde littéraire

Temps de lecture : 3 minutes

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Le commissaire Puech est persuadé que les décès, dont parlent les toulousains en ce moment, ne sont pas le fruit du hasard. Il récapitule :

* les victimes sont assises à leur table de travail

* les autopsies ont diagnostiqué une mort subite.

A son bureau, Puech parcourt son courrier. Une lettre attire son attention.

« .../… Monsieur le commissaire,

Je suis le colocataire de Pierre Nogués, décédé il y a 15 jours dans sa chambre, alors qu’il travaillait depuis peu sur le fabliau Trubert. Je me permets de vous faire part des informations dont je dispose. Quand Pierre, chercheur en histoire médiévale, a commencé la lecture de ce livre, je l’entendais s’esclaffer dans sa chambre. Puis, les jours suivants, devenu plus grave, il m’a dit que je devrais le lire, à mon tour, car ce livre recèle, dans un message caché, les clés de la puissance, d’un pouvoir pouvant être mis au service du bien comme du mal. Il m’a fait part de ses inquiétudes : ce livre pourrait être dangereux entre les mains de personnes mal intentionnées. Il était sur le point de décoder le message quand sa vie a été subitement interrompue ».

« Dans ce court roman du XIIIe siècle la narration s’organise autour d’un élément récurrent, le déguisement. En accentuant le caractère invraisemblable entourant l’identité de Trubert, la multiplication des masques soulève de nombreuses questions dont la résolution permet d’approcher le sens profond de la narration. »

– Je ne pensais pas déclencher un tel engouement auprès de mes collègues. Ce livre n’a jamais été réédité et les exemplaires sont rares. Submergé par des demandes sur mon blog, j’ai eu l’idée de faire des fac-similés de mon exemplaire et de les vendre sur ebay. Un petit appoint pour mon salaire de fonctionnaire ! Ce livre, écrit au Moyen Âge, est drôle, burlesque, plein d’éclats, de fureurs comiques, agrémenté de dessins cocasses, de formules magiques, sans tabou ; il est un bon antidote aux temps moroses, raconte Agut au commissaire.

En parallèle, le commissaire rencontre des collègues d’Agut. Personne ne sait vraiment ce qu’il fait en dehors de la fac.

Le lendemain, le rapport de la police scientifique sur les livres, indique que :

* des pages portent des traces du poison, celui qui a provoqué les décès ;

* les prélèvements des empreintes digitales ont identifié le profil génétique d’une seule autre personne, hormis les victimes ;

* les prélèvements d’odeurs corporelles, identifiées par des chiens experts, ont mis en évidence la trace d’une seule personne, associée à celles de chaque victime.

Au cours des deux dernières nuits, deux autres personnes sont décédées. Les recherches avancent.

Puech convoque à nouveau Agut qui lui remet un exemplaire du Trubert.

– Regardez ces visages hilares et puis lisez ce bout de texte si désopilant !

– Agut, parlons du Trubert. Recèle-t-il un message caché ? Détient-il les clés d’un pouvoir ?

– Des formules de poisons et contre-poisons, c’est courant dans les écrits du Moyen Âge. Rien de plus, ici.

– Avez-vous des amis parmi les victimes dont parle la presse, Agut ?

– Juste des relations d’historiens que je ne fréquente pas en dehors de la fac.

Quelques jours plus tard, le rapport scientifique sur le livre a mis en évidence la personne soupçonnée coupable. Puech fait alors arrêter Agut.

Il ne saisit toujours pas le mobile de l’empoisonneur : ambition personnelle, règlement de compte, qu’arrive-t-il à cet homme ? Le mobile reste encore incompréhensible : le côté aigri d’Agut semble être une caractéristique de cet homme, mais ça ne suffit pas.

Puech interroge à nouveau le professeur.

– Agut, vos empreintes se logent sur tous les ouvrages trouvés près des victimes, votre odeur a imprégné chaque livre.

Agut hausse les épaules.

Puech attend, observant l’homme de la cinquantaine blanchissante, chétif, légèrement voûté, frottant ses mains nerveusement l’une contre l’autre. Face à ce mutisme Puech poursuit :

– Connaissez-vous les poisons décrits dans le fabliau ? Sont-ils réellement dangereux ? Pourrait-on les fabriquer aujourd’hui ?

– Non, je ne le pense pas.

Mais en même temps, Puech observe que ses mains se crispent de plus en plus.

– Avez-vous essayé d’en fabriquer ?

– Non, enfin oui, un peu. Mon chat en a fait les frais.

– A quelle page avez-vous mis le poison ?

– Page 39, répond Agut.

Conscient de son aveu, Agut s’effondre et donne sa version.

Ayant des connaissances en chimie, Agut fabrique le poison. C’était tellement jubilatoire d’introduire quelques gouttes de poison sur des enluminures du livre. Devant le nombre croissant de demandes d’achat du fabliau, le professeur qui végétait se sentait tout autre. La gloire lui venait enfin. Il était tout puissant, au point de pouvoir donner la mort.

– Pourquoi cibler ceux qui achètent vos copies ?

– Moi qui, pendant des années n’ait jamais pu obtenir la chaire d’histoire médiévale, cette trouvaille, comme vous le dîtes, ce fabliau Trubert est une reconnaissance dans ce milieu si fermé. Les acheteurs sont des historiens qui m’ont toujours fait de l’ombre. Maintenant, j’en suis débarrassé. Un vrai succès !

Agut pose le doigt sur l’enluminure page 39, le porte à sa bouche et s’écroule.

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds – 28 septembre 2021

Un malentendu navrant

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Trois semaines tout juste, avant de s’installer dans leur nouveau pavillon de Nottingham, un jeune couple remarqua quelques déplacements d’objets dans leur future maison. Quatre cambriolages avec, en forme d’otages, des messages traînant ici ou là dans le salon : lors du premier cambriolage, le couple lut le message suivant : « Pourquoi sommes-nous là? », lors du deuxième passage, le message, en équilibre sur une plante attira leurs yeux ; « Et oui, pour vos herbes » et puis, au troisième passage le message traînait sur le sofa « Nous avons assurément les mêmes goûts pour les plantes ! »

Elle et lui en avaient assez de ces intrusions répétitives, de subir ces farces provocatrices qu’ils ne comprenaient pas, ces p’tits mots parachutés ? Il jura à sa femme que, cette fois-ci, ils les coinceraient. Il leur rédigea un message très clair : « On ne veut plus vous voir ici. Nous aménagerons la semaine prochaine ». Il voulut toutefois en avoir le cœur net en espionnant les voyous : les défier, les narguer, capter le moment où quelque chose serait immortalisé.

Il emprunta un système de surveillance dans la société de sécurité où il travaillait. Ils l’installèrent ensemble : lui grimpa sur des escabeaux pour dissimuler les caméras en hauteur tandis qu’elle rampa pour les placer dans les recoins du salon.

Comme prévu, le lendemain matin, ils découvrirent les images très nettes du larcin : deux énergumènes avaient littéralement investi leur salon, l’un installé confortablement sur un sofa, l’autre jouant de la guitare, se sentant en pays conquis. Une ambiance somme toute sympathique avec une musique planante des Pink Floyd. Le jeune du sofa sortit un papier, et griffonna :

« Merci pour votre hospitalité. On se si sent bien chez vous.

On aimerait faire votre connaissance car on a un marché à vous proposer ».

Au dos, le titre de la chanson des Pink Floyd « Pigs on the Wings » de l’album Animals [1].

Mais pourquoi ces papiers, pourquoi cette farce, à quoi tout cela rimait-il ? Elle mit les papiers bout à bout :

« Pourquoi sommes-nous là? », « Et oui, pour vos herbes », « Nous avons assurément les mêmes goûts pour les plantes ! », « Merci pour votre hospitalité. On se si sent bien chez vous. On aimerait faire votre connaissance car on a un marché à vous proposer ».

– Ils cherchent à nous rencontrer, lui dit-elle, mais restons-en là.

Lui se prélassait, détendu, sur le sofa, fumant une longue cigarette et rêvassait à haute voix. Il était si fier de tenir bientôt ces deux jeunes délurés qu’il remit la bande vidéo à leur commissariat local : ils seraient enfin pincés !

Au petit jour, quelle bonne surprise de voir débarquer chez eux la police. Ils en étaient tout ébaudis, joyeux, ravis, enchantés et même excités. C’est alors que les policiers leur passèrent les menottes aux poignets, au motif des plants de marijuana cultivés dans leur maison.

[1] https://www.youtube.com/watch?v=hQbNwvBkfag

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Brigitte DANIEL ALLEGRO – Castelnau d’Estrétefonds, le 27 septembre 2021